Aujourd'hui, j'ai 12 ans et demi.
Je suis en 5ème au collège André Maurois.
Je suis grande, tout le monde me le dit. J'ai les cheveux très longs qui me tombent dans les yeux, et j'ai un appareil dentaire depuis quelques semaines, Laurie m'appelle "bec de fer".
J'ai pas de poitrine. Je n'ai pas "mes" règles. Je ne sais pas où se trouve ce Fun Café où ils semblent tous se retrouver après les cours, mais j'ai moi aussi ma paire de Palladium. Seulement, c'est pas la bonne couleur ...
Je ne suis pas une très bonne élève. Sauf en français ... le prof, c'est M.Cairo. Avec lui, je découvre les chevaliers de la table ronde, François Truffaut, et j'écris, j'écris, j'écris ... et puis il est beau, M.Cairo. Il sent toujours le café et vaguement la cigarette, il est grand, il a une voix grave et posée, et c'est le seul qui s'ennerve quand Michel et ses copains font n'importe quoi. Les autres, tous les autres, font semblant de ne pas entendre, de ne pas voir. Je passe parfois des récrés entières à le regarder rire dans la salle des profs, et je lui demande mentalement de me regarder, de me surveiller. De me voir.
Le lundi, à la fin des deux heures de cours, il faut aller en sport. La prof, c'est la cousine de maman, et elle est bien décidée à me le faire payer. Elle m'appelle "Dubreuil" au lieu de mon nom, elle se moque de mon survêtement saumon, de ma maigreur, de ma mollesse. J'ose demander à M.Cairo de me garder en cours avec son autre classe pendant le sport, il rigole, mais il ne se moque pas. Il me dit de toutes ses dents : "allez, vas-y".
Mais où ?
Heureusement, au collège, parfois on finit plus tôt. Et parfois j'arrive à sortir suffisamment vite pour qu'ils ne me rattrapent pas. Juste derrière le collège, c'est chez mamie. J'y vais prendre un goûter en attendant que maman ou papa viennent me chercher, et parfois même, j'y mange à midi. J'ai vachement de chance, parce que du coup je ne mange jamais à la cantine !
Le midi, c'est papi qui fait toujours à manger. Lui et moi on mange la même chose, que mamie n'aime pas, elle dit que c'est "de la nourriture d'Arabe" : de la semoule avec des raisins secs dedans. Et des légumes à côté, drôlement meilleurs que ceux de maman, mais je ne lui dis pas. J'ai droit à un tout petit verre de vin en cachette, et en dessert du fromage blanc avec du sucre. Après papi lit le journal, il dit "bon, j'y vais !", il m'appelle Sophie ou Sandrine avec un petit sourire en coin, comme s'il se moquait de moi. Je reste un peu avec mamie, on regarde la TV, je lui demande de sortir des photos de papa quand il était petit. Je lui dis que je ne veux pas retourner au collège, que je voudrais être comme elle, tranquille chez moi, à faire ce que je veux de ma journée.
Elle me regarde avec l'air triste, elle m'explique qu'elle est vieille, que sa vie n'a rien de drôle, que papi ne comprend pas.
Moi non plus.
Je regrette le temps où Marianne et moi jouiions sur les tréteaux de l'atelier comme si c'étaient des chevaux. J'ai l'impression qu'on cavalait des heures, sous le regard amusé de papi, qui me donnait du bois et des clous pour jouer.
Je dessinais dessus avec mes feutres, j'avais l'impression de faire de l'art, ou quelque chose comme ça.
Je regarde l'heure défiler sur l'horloge du salon, il est 13h30. 13h32. Je me dis "encore 8 mns". Cet après-midi on a maths et je ne comprends rien, mais je n'ose pas le dire. J'espère juste que le prof ne le remarquera pas. Je cacherai le bulletin de notes, tant pis.
Vivement ce soir, dans le lit, quand je pourrai lire tranquille et dormir, dormir, dormir pour ne plus y penser ...
Aujourd'hui j'ai 26 ans et demi.
Je suis au 3ème à l'hôpital de l'A.
Je suis une grande fille, tout le monde me le dit.
Ce soir j'ai cuisiné pour une petite fille qui avait très faim et qui était triste. je lui ai préparé de la semoule, mais j'avais oublié les raisins. Je l'ai regardé manger parce que moi, je n'avais pas faim. Mais j'ai bu un petit verre de vin. Elle m'a dit que j'avais de la chance d'être tranquille chez moi, de pouvoir faire ce que je voulais de mes journées. J'ai essayé de lui expliquer que ce n'était pas aussi drôle que ça en avait l'air, mais elle n'a pas eu l'air de comprendre.
Moi non plus.
Je lui ai montré des photos de mon papa quand il était petit, avec son papa à lui, et elle a trouvé ça "trop marrant". Elle m'a demandé pourquoi je pleurais alors que c'était chouette, les souvenirs comme ça.
C'est normal, elle est à un âge où vieillir est un jeu immobile, où le monde est tel qu'il était et tel qu'il sera dans 10 ans encore. Je ne vais pas lui enlever ça, ça ne sert à rien, ça lui appartient.
Elle est repartie dans mes souvenirs, rejoindre mon papi grand et fort, mon papa invincible, et toutes ses galères que je lui laisse bien volontiers. Sauf une : le cours de français ... et les raisins secs, dans la semoule.
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