L’homme assis au bord de l’étang
vit dans l’eau le reflet du prédateur qu’il était.
Ses narines frémirent :
l’odeur d’un gibier, un daim, une biche peut-être. Ignorer cela. Ignorer
l’appel du sang, cette impulsion métallique émise par les couches inférieures
de son cerveau et qui diffusait partout dans son corps des messages chimiques
et électriques. Ses muscles se bandaient malgré lui. Ses vêtements à cet
instant lui semblaient une entrave ridicule, et à plusieurs reprises ses doigts
caressèrent les boutons de sa chemise, se demandant si oui ou non il fallait
l’arracher. L’arracher, la jeter, et courir, sauter, bondir, s’accrocher,
s’agripper, se jeter sur, planter ses dents, planter ses griffes, broyer,
tordre et enfin se nourrir. Survivre.
« C’est ridicule ».
Il soupira, glissa finalement sa
main dans sa poche, et se redressa. Il avait une maison, et dans sa maison, un
frigo remplit d’une nourriture déjà prête.
Il avait une femme offerte, une chair à pénétrer et à goûter. Il n’avait
pas besoin de chasser, pas besoin de tuer. Non. Mais il avait envie.
Quelque chose se froissa derrière
lui. Un bruit familier, un craquement. Quelqu’un ou quelque chose ne cherchait
pas à se cacher de lui … ou si ? Dans les deux cas, c’était imprudent. En
particulier lorsqu’il était dans cet état.
Il essaya de se retourner le plus
civilement qu’il put. Sans brusquerie, sans montrer les dents. Mais quelque
chose de sauvage et singulier devait avoir persisté dans son regard, car la
femme qui se tenait là ne put contenir un hoquet de surprise.
Il ne s’attendait pas vraiment à
voir une femme. Encore moins à sentir l’odeur de sa chair et de son sang, car
le plus souvent les parfums industriels parasitaient trop facilement son odorat
humain. Il aurait préféré que celle-ci soit parfumée. Car seuls, dans une
forêt, dans son état, la tentation était grande d’oublier la chemise, le frigo,
son épouse, et la loi.
« Vous êtes perdue ?
_ Absolument pas, répondit la
femme d’une voix qu’elle voulait assurée, mais qui trahissait son trouble. Elle
ne s’attendait visiblement pas à le trouver là, elle non plus.
_ Je viens souvent ici, mais je
ne vous ai jamais vue avant.
_ C’est parce qu’en général je
viens la nuit. Ou tôt le matin. Je ne vous ai jamais vu non plus. Monsieur …
_ Da Silva.
Elle ricana.
_ Da Silvae hein ? On
croirait que vous l’avez inventé pour l’occasion !
_ Et pourtant c’est bien mon nom.
De la forêt brune, si vous voulez savoir. Je vous laisse en déduire ce que vous
voulez, Madame …
_ Je ne voulais pas vous vexer.
Je suis un peu surprise, et nerveuse. Quand je trouve quelqu’un sur mon
territoire, je deviens vite agressive. Je n’aime pas que l’on prenne ses aises
dans ce que j’ai eu tant de mal à conquérir.
_ J’ignorais que c’était votre
territoire. Mais si mon effraction me permet d’assister au spectacle de votre
« agressivité », alors je ne regrette pas ma méprise …
Les narines de la femme se
dilatèrent imperceptiblement. L’homme sourit. Il aimait la violence dans les
yeux des gens, leur lutte interne pour la contenir tant bien que mal,
l’activité palpable de leur cerveau calculant à toute vitesse si oui ou non ils
avaient une chance de l’emporter. Dans le cas présent, la réponse était
évidemment non, mais cela valait le coup d’essayer, du moins c’était la
conclusion qu’il lui semblait pouvoir lire dans ses yeux en forme de gouffres,
profonds, bien que trop rapprochés pour lui donner réellement l’air menaçant.
_ Je ne connais toujours pas
votre nom. Mais peut-être souhaitez-vous garder cet avantage sur moi, puisque
c’est le seul que vous ayez ?
Il pouvait décrire précisément
tout ce qui se passait dans le corps de la femme qui se tenait là, en face de
lui. La décharge de cortisol partant de l’hypothalamus et des glandes
surrénales, le cœur emballé par ce poison, le sang déversé par torrents dans
les muscles, vidant progressivement le cerveau, le cortex pré-frontal, frontal,
le néocortex … tout ce qui lui permettait de penser, raisonner, rétorquer,
serait bientôt réduit à l’état d’une petite noisette archaïque. Il ne put
s’empêcher de rire à cette pensée, tout en sachant que ce rire ne ferait
qu’amplifier l’ire de celle qui devenait chaque seconde un peu plus son
adversaire.
Ses pupilles se dilatèrent
brutalement. Il sut qu’elle avait sur sa langue le goût du sang, exactement
comme lui, quelques minutes plus tôt.
Et c’était son odeur à elle qui
avait provoqué cela.
Elle bondit dans un feulement qui
évoquait le son d’un chat malade. Sa tête percuta le cou de l’homme, sa main
s’enfonça dans son ventre, comme si elle avait cherché à saisir ses organes à
travers la peau et les muscles. Ce fut douloureux, mais pas trop. Assez pour
réveiller à son tour la cascade infernale de drogue et de sang. Pas assez pour
oublier qui il était et ce qu’il devait faire présentement. Il pensa à la
chaleur de sa maison, au visage de son épouse, à toutes les choses humaines et
modernes, à tout l’héritage de Caïn qui pouvait lui être enlevé pour de bon,
s’il allait trop loin.
Il saisit la femme aux épaules,
la bascula au sol, enroula ses doigts autour de sa gorge – sans serrer – et
planta son regard dans le sien, désormais injecté de sang.
« Tu te calmes ».
Essaya-t-il de glisser d’une voix
qui se voulait tranquille, mais ferme.
« Tu te calmes. Je ne t’ai
rien fait. Tu te calmes. Je ne vais rien prendre ici, je ne vais pas boire ton
eau, je ne vais pas chasser tes cerfs, je ne vais pas briser ton cou. Je suis
là parce que je suis comme toi. Je vais partir si tu restes calme. »
Mais la femme n’entendait pas. La
simple domination de l’homme de la forêt sur elle, sur son corps, la rendait
sourde à toute raison, son cerveau-noisette continuait de lui fournir la drogue
et le sang, son corps était un arc tendu, elle convulsait sous l’homme au
risque de s’étrangler elle-même, ce qui ne semblait pas la gêner.
L’attrapant cette fois-si par le
cou, il la jeta dans l’eau de l’étang. Elle eut le temps d’agripper son visage
du bout des ongles, emportant avec elle quelques grammes de peau.
Alors que l’eau éclaboussait du
fracas de son corps, l’homme essuya sa joue du bout des doigts. Il lécha ses
doigts pour sentir ce goût, ce goût qui lui manquait tant. Il sourit de
nouveau.
« La garce. »
Elle ne remontait pas. L’eau
roulait doucement vers la rive comme si rien ne l’avait pénétrée.
Il se pencha, prudemment, comme
pour y voir son reflet. Et il vit son visage à elle, qui le regardait.
L’homme assis au bord de l’étang
vit dans l’eau le reflet du prédateur qu’il était.
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