« Christine, c’est
toi ? »
Ces mots avaient résonné dans
l’esprit de la jeune femme comme un électrochoc.
Oui, c’était elle. Bien sûr que
c’était elle. Seulement elle n’avait aucune idée de ce qu’elle faisait là, au
petit matin, dans cette rue qui sentait la pisse et qu’elle ne reconnaissait
pas.
Pourquoi était-elle assise par
terre ?
Et d’où venait ce goût de rouille
et de terre dans sa bouche ?
Ce sentiment trop rare, et si
particulier de …
« Je vais t’aider. On ne
peut pas rester ici. »
Elle se sentit décoller du sol
avant même d’avoir pu mettre un sens sur les mots, sur la voix. Une voix
d’homme, familière. Une odeur musquée et boisée, rassurante.
Elle se rappelait … que la veille
– ou était-ce plusieurs jours avant
ça ? – elle s’était retrouvée au … dans ce bar, ce bar où Julien et son
groupe se produisait souvent.
Julien … Ce nom avait éclaté dans
son esprit comme un souvenir pénible qui vous saute au visage le matin au
réveil, après avoir tenté de passer la nuit à la dissoudre dans le sommeil.
Elle revoyait le groupe sur
scène. L’allure à la fois altière et volontairement hautaine de son fiancé qui
haranguait la petite masse de créatures mi-enfants mi-corbeaux amassée au pied
de la scène. Elle revoyait la console poisseuse devant elle, le verre de coca
tiède qu’elle ne buvait que pour se donner une contenance dans cette atmosphère
paillarde, où tous les regards qui n’étaient pas braqués sur la scène l’étaient
sur elle.
Des regards curieux. Des regards
concupiscents. Des regards jaloux. Des regards vides.
C’est parce que quelqu’un l’avait
regardé différemment qu’elle était sortie de sa torpeur hypnotique, de ses
pensées de lit tiède et d’odeur de peau savonnée.
Cette … créature, de sexe
indéfinissable parce que les cheveux trop courts, les épaules trop carrées pour
être femme, et la bouche trop brillante, la poitrine trop saillante pour être
homme, l’avait regardée comme on regarde une amie … et une proie.
Curieux mélange de peur et
d’attirance. L’envie que la créature se lève et s’avance vers elle, et pourtant
le réflexe de regarder n’importe où ailleurs. Julien.
Peut-être d’ailleurs était-ce à
force de fixer l’homme qui partageait sa vie depuis deux ans, mais elle ne se
rappelait pas avoir vu s’asseoir l’être androgyne à sa table. Ni comment la
conversation la plus dérangeante de son existence avait pu commencer …
Un regard d’aigle enfoncé dans un visage de marbre
Un parfum de girofle et de benjoin, comme l’autel d’une église russe
Depuis toujours, quand elle
sentait que la situation lui échappait, Christine ne pouvait s’empêcher de
transformer ses pensées en phrases de roman. Cela donnait à sa vie, même dans
ses moments les plus insipides, une allure de chronique d’Anne Rice, car elle
décrivait ainsi mentalement chaque être qu’elle croisait, chaque paysage dans
lequel, pour une raison ou une autre, elle était forcée de figurer :
supermarché, arrêt de bus, salle d’attente …
Quand elle ne tricotait pas le
fil de ses pensées, elle dessinait.
Mais à cet instant précis, où ces
yeux d’un gris anthracite surréaliste la fixait comme si elle était la seule
possibilité offerte au regard de l’androgyne, elle aurait été bien incapable
d’attraper un crayon et de tracer quoique ce soit. Même son verre de coca lui
semblait trop gros pour sa main, trop froid pour sa peau, le goût du soda
devenu métallique et écœurant.
Le dialogue (sa voix de jeune
homme ? De femme mure ? De fumeur …) :
« … tu ne te mets jamais en
colère n’est-ce pas ? …
_ Eh bien … non, je n’aime pas
sortir de mes gonds.
(silence)
(sourire)
(dents qui brillent. Sourire
narquois. Moqueur ?)
_ Ton ami, lui, a l’air de savoir
comment canaliser sa colère. J’imagine que dans l’intimité, c’est plutôt un
homme calme ? Toujours d’humeur égale … jamais énervé …
_ Oui ! (pourquoi était-elle
soudainement agacée ?). Enfin il n’y pas de mal à ça je suppose, si ?
_ Je t’ai vexée. Pardonne-moi. Je
ne pensais pas que j’abordais un sujet sensible.
Son sourire disait exactement le
contraire. Son sourire disait : « je te balade exactement là où j’ai
envie de te balader ».
Christine n’eut pas le temps de
se défendre. De répondre calmement quelque chose de détaché et d’intelligent.
Les mots étaient trop gros, trop massifs, pour s’extirper de sa gorge en autre
chose qu’un léger étranglement.
La créature sourit, satisfaite.
Son regard sembla brusquement se radoucir, comme mâtiné d’empathie.
_ Je m’appelle Haruka.
_ C’est japonais !
La jeune femme avait répondu cela
sans réfléchir, la surprise (le plaisir ?) balayant en quelques fractions
de seconde son agacement. La culture japonaise avait toujours été une passion
pour elle … une légère oppression se fit sentir dans sa poitrine. Cela faisait
des années qu’elle n’avait pas ouvert un manga ou tenté de parler cette langue
qu’elle avait passé des mois à étudier.
_ Tu es intelligente
(ironie ?). C’est japonais effectivement. Je suis quarteronne, pourrait-on
dire. Comme toi …
Christine voulut répliquer
qu’elle n’était en rien quarteronne de quoi que ce soit, mais quelque chose
empêchait ses mots de sortir de sa bouche. C’était comme lorsqu’un
touriste britannique lui posait une question qu’elle comprenait parfaitement,
mais qu’elle se sentait incapable d’y répondre, son cerveau comme asséché des
mots nécessaires pourtant habituellement bien présents.
Mais c’était donc une femme. Sans
qu’elle ne sache exactement pourquoi, cela la rassura.
_ La politesse voudrait que tu me
dises en retour comment tu t’appelles. Mais l’honnêteté m’oblige à te révéler
que ça ne servirait en réalité à rien, puisque je le sais déjà. Ton fiancé nous
regarde tu sais …
C’était vrai. Sa bouche
psalmodiait les paroles d’une chanson évoquant un seigneur errant sur les
remparts d’un château déserté, mais ses yeux étaient rivés sur la scène qui se
tramait à quelques mètres de lui, chichement éclairée par les néons crasseux de
ce bar où il semblait regretter de minute en minute de l’y avoir emmenée.
L’atmosphère devenait poisseuse.
Puante même. Une pellicule de sueur glacée s’était formée sur son front,
Christine s’en rappelait bien maintenant, parce qu’elle s’était dit qu’elle
devait avoir l’air bien misérable en comparaison d’Haruka, dont la fraicheur
laissait à penser qu’elle évoluait dans un univers à part de ce monde
tristement terrien.
_ Comment connaissez-vous mon
prénom ? Parvint-elle à articuler, douloureusement.
Le visage blanc et étonnamment
symétrique d’Haruka se fit plus dur. Son ton agacé. Cynique.
_ Je te connais parce que je
t’observe depuis longtemps. J’ai attendu que ton identité se révèle à toi
naturellement, mais les années passant j’ai laissé cet espoir s’envoler. Tu
étais une jeune fille pleine de sentiments bassement humains, mais tu avais
aussi en toi cette envie de séduire, de provoquer, ce goût pour la chair crue …
une rage enfin qui ne demandait qu’à s’épanouir, comme une orchidée noire. Tu
étais parfaite. Tes cheveux, ta poitrine, ta peau, tes dents … tu as tout
renié ! Tu t’es castrée comme un chiot maladroit qui arrive à se couper la
queue de ses propres crocs à force de lui courir après ! Tu as laissé tes
études ridicules t’écraser, te mouler en petite créature pensante et humble, au
lieu de t’élever au-dessus du commun des mortels comme tu prétendais le
faire !
La jeune femme se sentit désespérément seule. Acculée à un mur
invisible de sueur glacée. Les mots se bousculaient dans sa tête, elle se
refusait à croire qu’ils puissent faire à ce point sens, et pourtant … Elle
voulut répondre, mais sa langue se muait en plomb fondu qui semblait lui sortir
par les yeux en larmes gélatineuses …
L’odeur de benjoin devenait
presqu’écœurante. Le regard d’Haruka était dur, cruel même … mais aussi emprunt
d’une forme de déception quasi-maternelle.
_ Tu t’es écartée du cimetière.
Tu t’es écartée du sang. Pis encore : tu t’es écartée de toi-même.
C’en était trop.
Une vague d’émotion. De haine.
Une envie de hurler.
Christine se souvenait s’être
levée avec une rage que son corps n’avait jamais abrité. L’impression nette que
tous ses muscles étaient traversés de courants électriques. Sa tête
bourdonnait, plus rien autour d’elle n’avait de sens, ni même de matière. Sa
tête se renversa en arrière, elle vit le lustre poussiéreux aux fausses bougies
en plastique suspendu au plafond, sa nuque craqua en un bruit terrifiant qui
firent sursauter les personnes des tables avoisinantes. Sa tête revint dans
l’axe. Quelque chose dans son regard – ses yeux ? – avait changé. Quelque
chose qui fit sourire Haruka. Elle sentit un vrombissement dans ses reins, ses
mains se tordirent en spasmes nerveux, entre danse orientale et crise
d’épilepsie. Elle eut envie de rire et de hurler. Elle voulait embrasser Haruka
sur la bouche, lécher son visage. Mais son corps se projeta de lui-même contre
le mur poussiéreux derrière elle, et sa langue attrapa habilement un cafard qui
courait-là.
La musique, les gens, le bar,
tout était ailleurs, ou mort.
Christine vit que ses cheveux
poussaient jusqu’à ses pieds, et s’étendaient au-delà, s’insinuant entre les
chairs remuantes. Ses côtes se serraient, sa poitrine se gonflait, ses jambes
s’étiraient. Du moins était-ce la sensation qu’elle avait de son corps à ce
moment précis.
Lentement, les poings serrés,
elle sortit du bar.
Elle croisa son reflet dans la
devanture. Ses yeux étaient entièrement blancs, sa tête exagérément tendue vers
l’arrière, son corps étiré comme la corde bandée d’un arc prêt à décocher un
carreau mortel.
Une odeur de cannelle et d’opium.
Et puis … la voix de Julien.
« Christine, c’est toi ? »
Sa tête ballotait mollement sur
son épaule : il la portait, comme si elle n’avait été qu’un simple sac de
chiffons. Sa nuque était douloureuse. Ses cheveux étaient collés à son visage
par ce qui lui sembla être du sang, mais elle ne le sentait s’écouler de nulle
part. Son estomac lui renvoyait des relents indéfinissables. En laissant sa
tête rouler de côté, elle vit s’éloigner au fur et à mesure des pas de Julien
la ruelle qu’ils venaient de quitter. Les poubelles du bar. Et entre les
poubelles, un paquet de chair morte, la mâchoire déboitée, la poitrine
arrachée.
Les pensées se brouillèrent dans son esprit. Ce corps déchiqueté, ce
cadavre, cela ne pouvait être qu’un malheureux concours de circonstances … elle
essaya de se rappeler une rixe qui n’avait jamais existée. Elle … elle …
Elle se réveilla dans la chambre
de Julien. Penché au-dessus d’elle, il s’évertuait à nettoyer son visage et ses
cheveux avec un gant de toilette humide, qui sentait le propre et la fleur
d’oranger. L’expression de son visage était intraduisible. Fermée. Elle voulut
d’abord croire qu’elle avait rêvé. Que la réalité s’était arrêtée à sa rêverie
de lit propre et de peau savonnée, au début du concert … ce concert qui lui
semblait lointain d’une centaine d’années. Elle l’interrogea du regard, et les
yeux noirs qui ne semblaient même pas relever ses questions muettes en disaient
plus long que n’importe quelle parole.
Elle pleurait.
La jeune fille pleurait des larmes silencieuses. Elle aurait voulu tout
oublier. Sentir contre son buste celui rassurant de son homme, sa main dans ses
cheveux, lui susurrant des paroles réconfortantes comme à un enfant aux genoux
écorchés …
« Julien, je … je ne me
rappelle plus ! Je ne sais pas ce qui est arrivé à ce pauvre homme dans la
rue … je te jure …
_ C’était une femme, lâcha
laconiquement le jeune homme sans cesser de nettoyer le front de sa compagne.
_ C’est … qu’est-ce qu’il s’est
passé ?! S’étrangla Christine qui tentait à présent de se redresser, et
commençait à être agacée par la sensation mouillée sur son front et ses
cheveux.
_ Tu sais ce qu’il s’est passé.
Mieux que moi sans doute. Tu dois juste accepter de t’en rappeler.
Cette fois-ci, la jeune femme
sentit une réelle colère monter en elle. Dangereusement proche de ce qu’elle
avait éprouvé la veille, à la table d’Haruka :
_ Tu essaies de jouer au psy avec
moi ?!
Julien cette fois-ci reposa le
gant humide dans la bassine près de lui, et riva son regard dans celui de
Christine :
_ Je ne joue à rien du tout.
Seulement je ne peux pas te raconter une scène à laquelle je n’ai pas
assisté ! Mais tu as vu son état … tu as le goût de son sang dans ta
bouche, une partie de ses chairs dans ton estomac … tu étais à côté d’elle
quand je t’ai trouvée. Qu’a-t-il bien pu se passer à ton avis ?
La jeune femme resta muette. Il
lui sembla faire un effort intellectuel honnête pour tenter de se rappeler de
quelque chose, mais son cerveau refusait de lui répondre. Elle ne savait
comment interpréter le calme de son compagnon, compte-tenu de ce qui semblait
se dessiner de plus en plus comme un meurtre de sang-froid, dont elle était
l’unique et amnésique responsable. En pareilles circonstances, elle aurait
pensé être en proie à une crise de panique, de larmes, elle aurait supplié pour
ne pas passer le reste de ses jours en prison … mais aucune émotion ni pensée
de ce genre n’effleura son esprit.
Alors elle éclata de rire. Elle
balbutia : « meurtre de sang-froid », chercha le regard de
Julien, et se mit à rire de plus belle. Il arbora un sourire discret mais
complice.
Il soupira :
« Haruka avait raison. Il y
a bien de la rage en toi. Tu vas devoir apprendre à la canaliser … autrement
qu’en crayonnant et en te racontant des petites histoires dans ta tête bien sûr
…
Christine s’arrêta brusquement de
rire. Elle essaya de dire quelque chose qui traduisait son trouble et les
centaines de questions qui se bousculaient son esprit, mais elle ne parvint
qu’à émettre un son que Julien se contenta d’ignorer.
« … pour moi le chant marche
bien. La thèse aussi était un bon catalyseur. Le sport bien sûr … un
art-martial … enfin ce que tu veux. Ce que tu voudras bien me laisser t’apprendre
… sans avoir envie de m’égorger bien sûr ! ».
Il lui fit un clin d’œil furtif.
Se leva. Alla regarder machinalement à la fenêtre. Puis avança à pas félins
vers la cuisine où Christine put l’entendre se servir un verre d’eau. Elle suivait
et détaillait chacun de ses gestes, bouche bée.
« Ah oui ! Et puis bien
sûr tu raconteras à tout le monde que tu es devenue végétarienne ! Ca
évite les soupçons en cas d’esclandre, comme celui d’hier soir par exemple
… »
Sortant la tête de l’encadrement
de la porte, il ajouta, d’une voix plus douce et dans un léger
sourire :
« Mais tu as bien fait de te
débarrasser d’Haruka. Je commençais à en avoir marre de la voir trainer autour
de toi. Après tout, je t’avais repéré le premier ! ».
La jeune vampire s’éveilla pour la première fois dans la pleine
conscience de qui elle était, de sa beauté, de son intelligence, de sa
supériorité. Elle regarda avec bienveillance et reconnaissance l’homme allongé
près d’elle, parcourant d’un doigt invisible le tracé sinueux de ses tatouages
qu’elle avait admirés tant de fois sans jamais vouloir en reconnaître le sens.
Sa bouche avait retrouvé un goût de chair tiède et de salive qui ne lui
convenait pas. L’appel du sang pulsait dans son corps, plus fort que n’importe
quel désir de chair qui l’avait étreint jusque-là … elle s’extirpa du lit dans
un glissement animal, inspira sa propre odeur de cannelle et d’opium, et
regarda machinalement par la fenêtre les prémices du monde qui était désormais
offert à sa rage, trop longtemps endormie …
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