Ma grand-mère est morte il y a
trois jours.
mercredi 26 septembre 2012
Héritage
http://www.youtube.com/watch?v=Gf1h2PMPCAo
Et aujourd’hui, devant corps vide
et tranquille, je repense aux mots qu’elle avait pour me réconforter parfois.
Elle me disait : « tu
vois, ma belle, il faut que tu saches que chaque fois que tu ne croiras plus en
rien, chaque fois que tu n’auras plus envie de rire, chaque fois même que tu
n’auras même plus la force de pleurer, quand tu penseras que tu n’as plus
personne dans ta vie sur qui compter – pas même moi ! – alors tu pourras
faire quelque chose pour toi. Quelque chose que seules les femmes de notre
famille peuvent faire, et c’est pour ça que cette chose-là, quand tu la feras,
tu devras la garder secrète jusqu’à ce que tu ais une fille, ou que ton fils
ait une fille, ou que tu reconnaisses un être sur cette terre qui puisse être
comme née de ton âme et de sang. Tu feras cela : tu prendras ces deux
bagues d’argent que je garde encore un peu avec moi et que tu pourras porter
tant que tu voudras, plus tard, et tu les poseras sur ce livre ouvert, chaque
bague sur une page bien blanche. Tu fermeras alors les yeux, penseras très fort
à l’endroit où tu aimerais te trouver, et iras dormir en remettant tes bagues,
chacune à chaque annulaire de chaque main. Tu as bien compris ? ».
Je ne comprenais rien. La plupart
du temps, j’oubliais ce qu’elle me disait quelques minutes après. Mais à force
de me le répéter, années après années, j’avais fini par imprimer dans ma
mémoire chaque mot, à la façon d’une récitation que l’on apprend par cœur à
l’école, que l’on répète tant est si bien qu’à l’aube de sa mort on s’en
rappelle encore.
En revanche, l’effet qu’avaient
ses mots sur moi étaient le même depuis la première fois qu’elle m’avait parlé
ainsi, alors que je n’avais que 6 ou 7 ans. Je me sentais hypnotisée, bercée,
comme si des doigts doux et épais massaient mon cerveau à mesure qu’elle
parlait. Quelle qu’était ma tristesse, je finissais toujours par sourire
niaisement, et acceptait par la suite tout ce qu’elle me proposait pour me
changer les idées.
Etrangement, je n’avais jamais
ressenti le besoin de lui en demander plus, ni même de lui chiper ses bagues
dans son sommeil d’après déjeuner pour essayer ce qu’elle me disait. Je crois
que je m’en fichais, ou peut-être ne me sentais-je pas à ce point triste et
démunie comme elle le décrivait pour avoir envie d’essayer. Il me semble aussi
que tout cela sonnait pour moi comme un conte pour dormir. Quelque chose de
suffisamment crédible pour captiver, mais de suffisamment irréel pour ne pas
inquiéter. Je ne croyais pas vraiment
que quelque chose d’extraordinaire surviendrait si je suivais ses
recommandations. Tout au plus m’imaginais-je dormir d’un sommeil paisible,
comme après s’être vidé de ses larmes et avoir bu un lait chaud réconfortant.
Mais aujourd’hui c’est différent.
Je pense toujours qu’appliquer
les conseils de ma grand-mère me fera simplement dormir dans du coton, mais
compte-tenu de mon état mental, cela relèverait bel et bien de la magie.
Alors je m’assoie sur mon lit,
maintenant que tout est fini, qu’elle est sous la terre, et qu’ils sont tous
partis. J’ouvre la boite grossière laissée en héritage, contenant diverses
babioles, le livre, et les deux bagues. L’une ciselée de motifs évoquant l’art
celte, et l’autre composée de deux anneaux, l’un circulant sur l’autre,
finement strié. La couverture du livre évoque les vieux ouvrages de librairie,
en cuir brun, parcouru d’entrelacs dorés sans queue ni tête. Sans titre non
plus. Et sans mots à l’intérieur, exception faite du nom de jeune fille de ma
grand-mère : Lilaz.
Je pose chacune des bagues sur
deux pages blanches. Je pense à … rien. Je n’arrive plus à penser. Je souhaite
juste du calme, et du silence. Je place pour la première fois les bagues à mes
doigts : les deux me vont parfaitement. J’observe le contraste de l’argent
quelque peu noirci avec ma peau laiteuse et le juge plaisant, bien que
troublant. J’ai été trop habituée à voir ses bagues, pendant toute une vie, sur
les mains brunes et fanées de ma grand-mère. J’ai l’impression d’être elle,
lorsqu’elle était jeune, bien avant que je naisse. Je m’imagine grand-mère à
mon tour, et trouve soudain que la vie passe trop vite, et que c’est peut-être
la première fois que j’en fais non seulement le constat, mais que j’en prends
conscience.
J’écoute ce que me dit ma grand-mère.
Je m’étends sur mon lit et rabat toutes les couvertures sur moi, car même s’il
fait encore assez chaud au-dehors, moi j’ai froid. J’ai tout le temps froid.
J’enfonce mon visage dans l’oreiller et finis par ramasser mes mains sous mon
ventre, comme lorsque j’étais petite. Mon pouce joue avec l’anneau mobile d’une
des deux bagues, et rapidement, je crois, je commence à m’endormir.
C’est comme la sensation de chute
que l’on a parfois au début de la nuit, et qui malheureusement nous réveille
comme d’un cauchemar. C’est comme cette sensation, mais au ralenti, sans la
surprise et la peur, mais avec du coup l’impression étrange d’être à la fois
endormie et parfaitement réveillée, comme aux prises avec une autre réalité,
mais une réalité quand même …
Je chute vraiment, et une lumière
éblouissante m’entoure. Une vraie lumière, pas une lumière de rêve. Je commence
à avoir peur, je songe pêle-mêle : tunnel lumineux, NDE, poison, pages,
bagues, suicide … des choses qui me font rapidement prendre conscience que même
si la vie m’est lourde, je n’ai pas envie de mourir pour autant ! Mais
avant que la panique ne me tire de mon sommeil ou me fasse plonger dans le
cauchemar, la lumière autour de moi prend la forme d’une forêt. Une forêt que
je ne connais pas, composée d’éléments que je ne connais pas. Rien que mon
cerveau n’ait pu chimériser à partir de mes souvenirs ou d’images de film, ça
j’en suis sûre. Rien qui puisse me faire admettre qu’il s’agit d’un rêve. Et
pourtant, dans ce lieu, je me sens comme chez moi.
Et puis mon corps est bien là,
bien présent. Il n’est pas vaporeux et hors-contrôle comme dans un rêve. Il est
à la fois lourd et fluide, droit et souple, et je suis à l’intérieur de lui, je
le pilote, je ne le regarde pas faire des choses que je ne comprends pas. Il ne
se modifie pas, ne prend pas d’autres visages. Pas comme dans les rêves. Je
suis bien moi, et je suis bien là.
Comment décrire quelque chose que
je ne connais pas, comment créer dans votre imaginaire une image qui soit
fidèle à ce que je vois ? « Forêt », le mot même est ridicule au
regard de là où je suis, mais les éléments m’y semblent disposés comme dans une
forêt, je crois. Mais au lieu d’herbe sur le sol, il y a une sorte de masse
veloutée noire, douce et moelleuse sous les pieds, mais qui semble être –
lorsque je ne pense pas au sol sous mes pieds – un simple coussin d’air, et le
ciel au-dessus … le ciel est comme une immense tenture tantôt lâche, tantôt
plissée, faite de volutes et de renfoncements, une tenture dont la couleur
varie entre un bleu translucide, un violet profond et un pourpre tel qu’on en
voit dans les tableaux du Tintoret, et surtout : il scintille. Comme un
ciel étoilé, mais que l’on verrait de l’endroit de la terre où l’air serait le
plus pur qu’il soit, un ciel aussi sombre que lumineux, composé de masses, de
nuages, d’objets en mouvement et d’astres luisant immobiles, un ciel vivant, en
constante évolution, comme un feu d’artifice au ralenti ! Et entre ciel et
terre, des colonnes … qui pourraient être des arbres par leur base large et
leurs milliers de filaments qui partent vers le ciel, mais qui n’en sont
évident pas. Ils ont la taille de pommiers ou de baobabs, et semblent faits
d’une lumière … crémeuse, comme celle des aurores boréales, mais en plus
vibrantes et en plus nuancés encore. De leurs sommets jaillissent ses filaments
aussi fins que des cheveux qui semblent portés par de mystérieux vents
stellaires jusqu’au ciel, ou retombant vers le sol qu’ils caressent, comme les
branches avachies d’un saule pleureur. Lorsque j’en touche un, l’effet est le
même que lorsque ma grand-mère me parlait : mon cerveau s’engourdit, mon
corps s’assouplit et devient comme plus mou, en même temps que je me sens
emplie d’une clairvoyance sur mon état et sur le monde qu’aucun rêve ne serait
en mesure de m’octroyer.
Des vagues de lumière veloutée
vont et viennent vers moi à mesure qu’il me semble avancer, comme le ressac de
la mer colorée par le soleil lorsqu’il émerge, mais en plus immense, en plus
doux … et lorsque je m’allonge sur le velours noir, je vois comme tomber
d’un ciel au-dessus du ciel une planète géante, qui prend tout la place, une
planète semblable à la lune mais différente d’elle, je ne saurais dire en quoi
… elle est immense vraiment, et elle tourne, tourne au-dessus de ma tête, à la
fois plus proche que ne le sera jamais aucune planète de la terre, et plus
éloignée que tout le reste … je sais qu’elle va bientôt se fragmenter et
exploser, mais je suis étrangement sereine, comme préparée. Je ressens de
l’excitation, de l’impatience. J’ai envie que ça se produise maintenant !
Et ça se produit. La planète se craquèle comme une terre soudainement
desséchée, et explose, et de son explosion jaillit des myriades de poussières
glacées, formant d’immenses piliers de lumière pourpre et noire. De la lumière
noire. Du noir lumineux, comme je sais que je ne pourrais jamais en voir
éveillée … dans ma réalité. Quelque chose qui n’existe pas normalement. Et ces
piliers s’étalent et grandissent sur la toile tendue du ciel, et semble-t-il vers
un ciel qui doit exister au-dessus … et ce ciel, dont je perçois l’existence,
j’ai la conviction qu’il s’agit du ciel de notre réalité, le ciel que je
retrouverai lorsque je sortirai de cette vision et que j’irai m’étendre quelque
part dans la nature, dans la nuit d’automne. J’ai alors la sensation que je
suis ici dans un méta-univers, une antichambre de ce que le Cosmos génère pour
que nous puissions tenir debout. Tous. Humains, planètes, galaxies. Nous ne
nous effondrons pas dans les limbes parce que quelque chose ici se produit sans
cesse. Le Chaos, d’où émerge l’ordre parfait de l’univers. Ici sont toutes les
couleurs, toutes les formes, tous les mouvements possibles, ici je ne suis ni
morte ni en vie, ni dans le présent, ni dans le futur, ni même dans le passé.
Je suis et je ne suis pas, et je me tiens entre ces deux états. Et à mesure que
je pense cela, je m’aperçois que même si je ressens mon corps, je n’ai plus de
corps, je suis moi-même de la lumière, du scintillement, des couleurs et du
mouvement, qui se combattent et s’attirent dans une sorte de guerre et paix
perpétuels, et dont la résultante, l’énergie déployée pour ce faire est :
moi. Et tout se passe ainsi pour tout autour de moi, je perçois entre les rais
de lumière qui explosent et se dilatant, les particules qui fusionnent et se
défont.
Au-dessus de ma tête, une
nouvelle planète tournoie, une planète encore plus immense que la première et
qui semble recouverte d’un sable roux. Je sais que je dois partir avant qu’elle
n’explose aussi, mais je n’ai pas peur. Je m’en sens capable. Il me suffit de
le penser pour que l’énergie émerge, collapse l’énergie qui me maintient ici,
et que le souffle de ce choc me propulse hors du chaos.
J’ignore comment je le sais, mais
je le sais.
Et me voilà dans mon lit, le
visage enfoncé dans l’oreiller, les mains ramassées sous le ventre comme quand
j’étais petite. J’ouvre les yeux. Je pensais être partie quelques minutes ou
quelques heures à peine, mais le soleil va se lever. Je peux presque sentir la
petite décharge de mélatonine que mon épiphyse envoie à mon corps pour le
prévenir, cela fait comme une planète qui exploserait à la base de ma tête, et
dont les piliers de lumière feraient des ramifications dans mes bras et mes
jambes …
Je perçois la lumière grise qui
précède l’aube derrière mes paupières closes.
Le monde n’a jamais été aussi
calme ni aussi bien ordonné.
Lorsqu’enfin je me lève,
j’aperçois le livre aux pages vierges laissé ouvert sur mon secrétaire. Sauf
que les pages sont désormais noircies, par une écriture fine et resserrée
censée être la mienne, de ces mots que vous venez de lire.
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