dimanche 16 octobre 2011

Juste après vétérinaire dans l'espace

Petit hommage clin d'oeil à www.jaddo.fr

Moi, j'aime les patients propres.
Les patients qui ont rendez-vous avec moi parce qu'ils ont demandé à avoir un rendez-vous avec moi.
Les patients qui ont besoin de parler. Ou juste envie. Ou qui ne savent pas comment dire à leur mari/fille-professeur-de-russe/patron qu'ils n'en peuvent plus, et qui se demandent si je ne connaîtrais pas un "truc" pour amener la chose en douceur : "parce que moi vous comprenez, en général je dis rien, mais bon là ...", ou : "moi quand je parle, je suis brute de décoffrage, du coup ça se passe toujours mal après". Ma pauv' dame, si vous saviez à qui vous parlez. Enfin bref.
J'aime les patients qui arrivent propres du matin, qui sentent la douche et la petite barquette de confiture de fraise. Ceux qui commencent en disant : "j'espère que je ne vais pas vous prendre trop de temps, mais on m'a dit tellement de bien de vous !", ceux qui racontent tranquillement leur petite vie en n'oubliant pas de rendre les anecdotes difficiles un peu drôles, pour que l'on puisse s'échanger un regard complice. Ceux qui rient à mes blagues. Ceux qui pleurent, qui me demandent "s'ils peuvent" en lorgnant ma boite de mouchoirs, en chouinant : "rah vous alors, je m'étais jurée de pas pleurer !" (quel autre métier plus tordu que le mien vous rend fier de faire chialer les autres ? Hors-mis dentiste neo-nazi ?). Ceux qui m'écoutent religieusement et à qui j'essaie de ne pas montrer toute la gloire qui m'auréole quand ils me disent : "vous avez plus ouvert la bouche en 10mns que mon aut'psy en 10 ans, et pour dire nettement moins de conneries !". Ceux qui sont soulagés de me retrouver une semaine sur l'autre, et qui me remercient bien chaleureusement de leur avoir consacré une heure et 3mns de mon précieux temps, jetant un regard presque envieux à la personne attendant fébrilement son tour d'interrogatoire dans le couloir. J'aime les patients en bonne santé, ceux qui sont là juste pour ajuster le petit traitement, mais qui n'ont pas vraiment de problèmes à part ça. Ceux qui répondent à des questions aussi profondes et essentielles que : "pouvez-vous me donner la date complète d'aujourd'hui ?" avec un gentil sourire et un petit commentaire agréable sur le doux son de ma voix. J'aime les patients propres, avec qui j'ai plus l'impression de converser en attendant le bus en ayant l'impression de les faire gagner au loto que de travailler pour gagner mon pain et mon pot de nutella à la fin du mois.
Mais ces patients-là c'est comme le réveil en sursaut à 7h du matin un dimanche quand on se rend compte qu'on est effectivement dimanche. C'est rare, c'est inespéré, parce que 99 fois sur 100, on est bien lundi, et on a bien l'obligation sociale, professionnelle, administrative et surmoïque de se lever pour affronter le froid, la faim, cette lancinante envie de mourir qui ne décolle que vers 17h, et encore. En vrai, ils ont encore des croutes dans le coin des yeux, un t-shirt promotionnel Carrefour, ils sentent l'haleine nocturne mêlée de cigarette-du-matin, ils avaient oublié qu'ils devaient venir, ils avaient pas demandé à être là, et que c'est l'infirmière/le docteur qui a insisté pour qu'ils viennent me voir mais que sinon il voit vraiment pas à quoi ça sert. Mais bon, ça occupe au moins. En vrai M.Tercian m'appelle "docteur", je lui dis que je ne suis pas docteur, il arbore sur son visage l'expression du mec à qui l'on a fait croire qu'il allait manger des truffes eh bien non, c'est du bollet sous-vide trouvé au 8 à 8 passquiavaitpuqueça. Il me dit : "je vous appelle comment alors ?" sur le même ton qu'il emploierait pour me faire remarquer que si je ne suis pas docteur, alors je n'ai rien à foutre ici, que c'est quand même bien la preuve que la psy, c'est pour les fous. Le vrai patient parle, mais seulement si je lui pose des questions. Quand je lui réponds il hausse des sourcils mornes ou me demande de parler plus fort, parce qu'il est un peu sourd. Le vrai patient il n'a pas besoin de moi, sauf 5mns avant la fin du rendez-vous, où étrangement les vannes s'ouvrent, où il s'apprête à dire ce qu'il n'a jamais pu confier à aucun médecin, seulement "c'est l'heure là non ? Vous devez avoir quelqu'un ?". Parfois il n'a vraiment pas besoin de moi et se casse au bout de 20mns, dont 5 d'un silence gênant, me laissant comme une conne dans mon bureau bleu à devoir justifier 40mns d'inactivité et 5 ans d'études, en tapant cette redoutable transmission : "mauvais contact [comme pour une bagnole, parfaitement], apathique, discours OH type et dépressogène ++ [pas +, pas +++, ++, c'est important], probable déni de la dépression [sinon il m'aurait parlé hein, parce que je suis gentille comme une stagiaire de M1 moi !], peu d'éléments biographiques. Souhaiterait sortir pour aller nourrir son chien resté dans l'appartement. Recadré. N'entend pas [identification projective type]". C'est dans ces moments-là, c'est-à-dire 90% du temps, où je me dis que mon boulot ne sert à rien, que j'aurais du prendre ces putains de cours de maths à domicile pour faire vétérinaire et plonger mes mains dans des utérus de caniches, que j'aurais soulagé des plein de mamies-à-chiens et que j'aurais pu rentrer chez moi, les mains meurtries mais l'âme pleine de la satisfaction du devoir accompli.
Et c'est bien manucurée que je regarderai demain ma feuille de rendez-vous fébrilement remplie de noms de patients qui auront entendu beaucoup de bien de moi.
Pour deux d'entre eux, du moins.

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