lundi 21 juin 2010

Le fumeur concupiscent


Modeste hommage à M. Théophile Gautier

Il est un endroit où, je vous le dis, mieux vaut ne jamais entrer sous peine de vivre quelque aventure d’aucun qualifierait de peu souhaitable. Si vous aviez le choix entre en pousser la porte et rentrer chez vous, bien au chaud dans la sécurité du connu, il n’y aurait pas à hésiter ! Madame, Monsieur, c’est une question de sens commun, cet endroit par tous les saints, c’est l’enfer ! La tentation sous toutes ses plus voluptueuses et gourmandes formes y est présente, des senteurs enivrantes, des saveurs affolantes, et même figurez-vous … des femmes ! Des dunes d’épiderme couleur d’ébène sur lesquelles soufflent de provocants alizés … une musique dont le rythme vient s’accorder avec celui de votre cœur, et avec une telle précision qu’on craint à chaque instant – au fond de son être – qu’elle ne s’arrête ! Non vraiment, ce serait bien risquer le diable que de préférer, même pour une heure, cette débauche sensorielle à la douce tiédeur de son foyer.

Mais figurez-vous que tous ne sont pas aussi raisonnables que vous ! Je connais un homme … oh mais pardonnez-moi, cela ne vous intéresse peut-être pas. Sans doute avez-vous encore quelque peu le cœur retourné par mes exotiques allusions, cette évocation de perversité … Sans doute, en bon chrétien, n’avez-vous pas envie de savoir ce qui attend l’homme qui tente le diable. Bien sûr, je comprends. Toutefois, cela … pourrait peut-être vous aider à mieux cerner les arcanes de l’esprit d’un pauvre pécheur ? Oui, si vous arriviez à comprendre pourquoi un homme sain, mon Dieu, peut si facilement être tenté par le vice … quels plaisirs il y trouve … connaître mon histoire ne relèverait finalement au pis que de la belle curiosité intellectuelle ! Ne doit-on pas, en bon chrétien, se pencher vers son prochain même le plus éloigné de Dieu ? Alors oui, voilà qui est entendu, je ne puis vous donner tort, assurément.

Je vais donc commencer mon récit, mais n’hésitez pas à m’arrêter si mes mots venaient à vous choquer … et ne les jugez pas eux, dans ce cas, mais bien l’homme et ses actes qui les ont suscités !

Notre homme, appelons le Théophile, n’avait pourtant rien d’un voyou ou d’un débauché. Issu d’une bonne famille et donc bien éduqué, rien ne le destinait à pousser la porte de verre et de métal d’une ruelle sombre et mal famée. Mais certains de ses mauvais amis, étudiants tout comme lui, avaient plusieurs fois glissé à son oreille l’adresse de l’endroit, pétris d’autant de bonnes intentions que le Iago d’Othello. Et notre jeune homme, en proie aux tourments et autres agitations internes dues à son âge et à sa bonne santé – ce n’est pas une excuse, certes ! – fini par céder.

« La maison de Lilith » – c’est ainsi que l’endroit se nomme, je l’inscris là en pure information – offrait une devanture somme toute assez clinquante pour un quartier aussi sombre et délabré. Les deux battants de verre rouge recouverts de fines volutes de fer forgé grossièrement peintes en noir semblaient narguer en toute impunité les portes sales et sages des rares habitations voisines … et, au-dessus de la tête du malheureux s’apprêtant à se faire happer par la bête vulgaire, une lampe, elle aussi de verre bigarré de métal et dont la forme de goutte figurait quelque coulée de bave issue de la gueule béante, éclairait sordidement les circonvolutions ferreuses traçant le nom de l’endroit.

Mais cette inquiétante étrangeté n’affola pas le moins du monde notre jeune inconscient, qui poussa sans sourciller la porte de la perdition. Lumière ! Bruits ! Parfums ! Couleurs ! Quel contraste saisissant avec l’extérieur qui semblait à présent se trouver à mille lieues de cette féerie ! Le nez, d’abord, était saisi d’une odeur brute de tabac parfumé, mais aussi de sucre, et de quelque chose que notre pécheur était encore bien trop jeune pour reconnaître. Et puis les yeux, presque de suite après, se voyaient violenter par des couleurs brûlantes et agressives : du rouge, du violet, de l’or, de l’ocre émanant de lampes semblables à celle de l’entrée, et qui semblaient descendre du ciel même pour presque venir toucher le sol. Mais le ciel, ou du moins le plafond, impossible de le voir ! Toute limite à l’espace était brouillée par d’épaisses arabesques de fumée blanche ou grise lourdement parfumées. Et partout où son regard se posait, assis sur les coussins chamarrés jetés ça et là sur le sol recouverts d’épais tapis, des gens allongés, que dis-je, vautrés ! Sybarites hilares ou évaporés, certains endormis et d’autres s’adonnant, dans une chiche intimité de voiles jetés sur des paravents, à des activités qui firent monter le rouge aux joues charnues de notre pauvre Théophile.

Entre les coussins circulaient, légères et habiles, de jeunes beautés et de splendides éphèbes à demi nus, qui prodiguaient à outrance caresses et gâteaux luisants, baisers et tasses de thé, cajoleries et narguilés.

Et, au milieu de toute cette bacchanale, Théophile constata avec un étonnement non dissimulé, que sur un gros coussin moiré noir et or trônait … un chat. Assis, une expression fortement semblable à celle du contentement humain flottant sur son noble faciès félin, il envisageait de ses yeux verts émeraudes notre héros visiteur, qui en retour ne pouvait qu’admirer l’impressionnant animal dont la fourrure épaisse et satinée n’avait rien à envier à celles – mortes – des vieilles rombières qui venaient parfois se prélasser dans la demeure familiale, durant l’un de ces interminables dîners que les parents de Théophile, en bon notables, affectionnaient tant. Mais cette fourrure-là était bien vivante, il lui sembla même qu’elle vibrait au rythme de la musique et autres sons du lieu.

« Bienvenu mon très jeune ami ! Tu es ici chez toi dans "La maison de Lilith" … Lilith c’est moi ! Maîtresse des lieux, pour te servir … »

Comment se pouvait-il que … Il n’avait encore rien consommé, à peine même avait-il franchi l’entrée ! Et … il entendait parler un chat ! D’ailleurs un chat n’avait rien à faire en pareil lieu, Théophile hallucinait, tout bonnement … ces vapeurs narguilés, sans doute, mais …

« Bien que je sois là pour te servir, j’aurais apprécié de ta part une réponse … un « bonsoir », un « merci », un « je veux ça, je veux ci », que sais-je moi ? Mais un silence, quelle injure … tu sembles pourtant être un garçon de bonne famille. Tu es bien habillé, bien peigné, et je sens sur toi l’odeur d’un repas amoureusement préparé et goulûment dévoré … que te manque-t-il donc pour justifier ton manque de politesse ? »

Et la chatte quitta son luxueux promontoire pour venir se frotter aux jambes de notre incrédule ami. Pour ajouter à son mal-être, tout le monde ou presque s’était tu pour dévisager l’inconnu qui osait manquait de respect à la vénérable Lilith. Devant tant d’insistance silencieuse, et tant d’affection de la part du noble félin, Théophile n’eut d’autre choix que de mettre à bas sa raison en lui répondant :

_ Pardonnez-moi, Madame Lilith. Je ne voulais pas vous offenser. C’est que … je ne suis guère habitué à ce qu’un … être tel que vous s’adresse à moi ! Vraiment, excusez mon inexpérience, vous me voyez confus …

Le chat s’éloigna en émettant un petit bruit guttural semblant exprimer, une fois encore, la satisfaction.

Et toute l’assistance éclata d’un rire tonitruant, un seul gros rire gras qui semblait provenir de toute part et de nulle part à la fois, comme si, effectivement, Théophile était rentrée dans la gueule d’une bête qui à présent se moquait de lui …

« L’idiot ! Clama un homme à la figure quelque peu rubiconde, il parle au chat ! »

Et le rire reprit de plus belle.

Théophile n’en croyait pas ses oreilles, alors que la minute d’avant tout le monde semblait l’accuser du regard de ne point adresser ses salutations au chat, voilà que maintenant ce même monde s’esclaffait aux larmes de l’avoir vu s’exécuter !

Le chat lui-même, réfugié au fond de la pièce, semblait se féliciter du bon tour qu’il avait joué à son hôte, en faisant sa toilette comme si de rien n’était.

Dans quelle maison de fou Théophile était-il rentré ?

Mais les rires cessèrent aussi promptement qu’ils avaient commencé, et rapidement l’attention se détourna de ce nouveau client quelque peu singulier, et chacun retourna à ses éthyliques occupations comme si de rien n’était.

Une serveuse, fort avenante toute parée de ses voiles qui ne dissimulaient pas grand-chose de ses affolantes courbes, invita le jeune homme à la suivre au fond de la salle, non loin de là où le chat Lilith s’était tapi quelques secondes auparavant. Mais il avait disparu, et ne se trouvaient plus maintenant que quelques gros et accueillants coussins verts brodés d’or et d’argent, séparés du reste des places avoisinantes par quelques légers voiles roses poudrés, semblables à ceux qui servaient à dissimuler avec parcimonie la pudeur de la serveuse. Théophile prit place dans les coussins, essayant du mieux qu’il pouvait d’être à son aise sans donner une image trop vulgaire de sa personne, ainsi allongée à même le sol … bientôt, un serveur nubile à la peau de bronze vint poser devant lui un plateau chargé de pâtisseries alléchantes.

En sus, la serveuse qui l’avait invité à s’asseoir apporta une sorte de long vase compliqué, autour duquel s’enroulait un tuyau muni d’un embout métallique.

Un narguilé.

Ainsi, Théophile se retrouva seul, non sans regrets. Une petite part de lui-même – celle qui avait échappé à la juste éducation chrétienne – regrettait que la femme ne soit pas restée lui tenir compagnie. Il repensait non sans envie à certaines d’entre elles qu’il avait vu en entrant, prodiguant caresses et autres plaisirs à des hommes bien plus vieux et bien moins plaisants que lui. Il n’avait pas demandé le narguilé et les pâtisseries – d’ailleurs, il n’avait rien demandé ! – mais fallait-il qu’il exprime son … besoin de compagnie, pour être satisfait ?

Théophile n’osa pas se tenter outre mesure. Il avait déjà eu honte une fois depuis qu’il avait poussé la porte de cet endroit, il ne tenait à recommencer en demandant une femme que, peut-être, on lui refuserait. « Mais vous êtes trop jeune ! » pourrait-on lui rétorquer, ou, pis encore : « Ce serait volontiers, mais aucune de ces dames ne vous trouvent à leur goût ! Ne préfériez-vous pas un de ces jeunes hommes à la peau luisante ? », Car Théophile, bien qu’il eut chastement détourné les yeux – c’est un chrétien malgré tout, ne l’oublions pas ! – avait constaté que les serveuses n’étaient pas les seules à être sollicitées pour des services de chair …

Non, décidément, il s’en passerait. Et tant pis si ces amis devaient se moquer de lui par la suite, à le traiter de pudibond ou de « petit prêtre », comme ils le faisaient parfois ! Il pourrait toujours inventer … en rajouter un peu …

Voyez, Madame, Monsieur, comment le mensonge naît dans la tête de nos jeunes gens !

Notre ami décida alors de porter son esprit enfiévré de voluptueuses pensées sur le narguilé. Bien sûr, il avait déjà fumé, dans l’arrière-cour en cachette, il savait comment faire. Enfin, plus ou moins. Hésitant, le regard balayant nerveusement la salle pour vérifier que personne ne l’observait et risquait de le ridiculiser une fois de plus, Théophile porta le bec métallique à ses lèvres dans un étrange baiser froid et amer. Il aspira, doucement d’abord, pour amener la fumée tel un orvet se couler le long de son palais, fumée qu’il expira ensuite tout aussi précautionneusement, de peur de tousser, de s’étouffer. Comble de la honte, il s’était fait suffisamment remarquer !

Une autre bouffée, ça faisait deux.

Trois bouffées.

Etait-ce lui ou la terre qui tournait ?

Quatre bouffées. Une gorgée de thé. Brûlant ! Parfumé …

Cinq bouffées.

Pour la lumière baissait-elle donc ?

Six bouffées.

Lilith le chat venait de grimper sur la table et de tout renverser.

Sept bouffées.

Un bruit de criquet à ses oreilles. Pénible. En fait … non. S’éloignant, revenant.

Chute du tuyau.

Bruit métallique de l’embout.

Mais non, il y a les coussins, les tapis, comment peut-il y avoir eu du bruit ? Peut-être … à mais oui, le tuyau s’était envolé avant de chuter, plus loin, sur le sol dur. Mais le vase était resté là, pourquoi ?

Le chat bondit sur le tuyau. C’est un serpent ! Mon Dieu c’est un serpent ! Un orvet … mais oui tout à fait, c’est en fait bien normal, puisqu’il l’avait avalé …

Théophile avait avalé l’orvet de fumée.

L’orvet s’enroule autour du chat. L’orvet autour de Lilith. Encore ? Non, pourquoi pense-t-il « encore », n’a-t-il jamais vu ça avant ? Lu ça avant ? Suça avant ?

L’orvet et le chat Lilith s’enroulent, se fondent, ne forment qu’un, grandissent, se déforment, se reforment. Forment. Une femme.

Une belle femme, ça oui ! Bien plus belle que les autres, bien plus douce, bien plus ronde ! Que de courbes … Comment ne pas avoir le vertige ? Surtout que Théophile les dévale à toute allure, Théophile miniature ! Remonte, descend, emprunte la courbe élégante d’un sein, amorce une descente sur la rondeur du ventre, remonter par le tendre bras sur l’épaule charnue … que de virages, il faudrait pouvoir se poser. Voir se reposer.

Voilà qui est fait, Théophile dans la fourrure douce, dans le mou, dans le chaud ! Mais cela bouge encore … qu’est-ce ? Le dos d’un chat ! Le dos gris d’un chat ! Le dos gris d’un chat nommé Lilith ! Lilith l’animal galope partout dans le salon, mais non pas sur son sol, non, sur son plafond, non de non ! La chute sera inexorable !

La chute ! Enfin !

Les coussins.

Plus de chat, plus d’orvet, plus de femme.

Plus personne, la salle est vide.

Vide ?

Vide.

Mais en son centre trône une horloge qui n’était pas là avant. Une horloge avec des branches. Une horloge à sept branches. Comme un arbre à sept branches, sauf que c’est une horloge. Tic-tac-tic-tac-TIC-TAC-tic-TAC-TIC-tac-tac-tic-tic- TAC-tic.

Tic : une pomme pousse à une branche.

Tac : une autre à une autre branche.

Tic : une autre à une autre branche.

Et ainsi de suite … jusqu’à sept.

Théophile se lève. Tic-tac. Approche sa paume d’une pomme. Tac-tic. Porte la pomme à ses lèvres. Tac-tic. Mord la pomme. Tic-tac. Chute. Tic-tac.

« A l’attaque !!! »

C’est le chat Lilith qui hurle, debout sur ses pattes, à son armée d’orvets saouls et casqués. La salle est devenue un immense champ, et l’armée s’apprête à affronter une horde de pommes blanches assoiffées par le rouge du sang.

« Du rouge ! Du rouge ! Du rouge ! » Crient-elles.

Mais les orvets saouls et casqués ont bu tout le rouge, voilà pourquoi c’est la guerre !

Une cohue sauvage, sanglante, improbable se joue devant Théophile : les pommes roulent vers les orvets, et les orvets s’enroulent autour des pommes. Lilith hurle des ordres que personne ne suit tant ils semblent étranges et irréalisables, en tous cas pour notre jeune ami :

« Changez votre fusil d’épaule ! »

Mais les orvets n’ont pas d’épaules !

« Mangez les pommes ! »

Mais les orvets ne mangent pas de pommes !

« Ne saignez pas, c’est ce qu’elles veulent, ces assoiffées ! »

Mais les orvets saignent, et saignent tant et tant que les pommes deviennent rouges, luisantes, appétissantes, comment ne pas avoir envie de toutes les manger ces chéries ?

Lilith a vu Théophile, la voilà qui apostrophe notre jeune ami :

« Toi ! Toi là ! Tu peux nous aider ! »

Et c’est bien volontiers que le jeune homme se jette dans la bataille, prêt à dévorer les belligérantes, le voilà qu’il en a une en main !

Puis plus rien.

Voilà notre ami Théophile prêt à se manger la main.

« Que s’est-il passé ? Où sont les pommes et les orvets ? » Demande-t-il à Lilith qui est restée là.

_ Nous avons finalement décidé de faire la paix, répond le chat. Nous travaillons désormais en étroite collaboration.

_ Comment ça ? Interroge le jeune homme.

_ Miaou !

Le chat se lave l’arrière-train et s’en va. Foutu chat ! Foutue femelle !

Et Théophile qui n’a toujours pas pu croquer une pomme …
L’horloge à pommes elle aussi a disparue. Maintenant, il y a un homme. Un homme qui le fixe. Un homme nu.

« Il y a un diable qui t’attend devant la porte »

Théophile veut demander « quoi ? », ou « comment ça ? », mais il n’a pas le temps de choisir, car l’homme a disparu, et à la place tous les gens, tous les clients sont revenus. Les serveurs aussi. Tous sont là, comme au début, sauf qu’ils n’ont pas d’yeux, pas de bouches, et d’immenses oreilles.

Lilith est là.

Théophile s’apprête à lui demander les raisons de cette infamie, mais aucun mot ne veut sortir de sa bouche, et pour cause : Lui non plus n’en a pas ! Il touche ses oreilles, elles sont immenses ! Pourtant, ses yeux sont toujours là … heureusement !

« C’est parce qu’à toi Il se montre, dit la chatte, sinon, Il ne fait que verbaliser, et on n’a pas le droit de répliquer. C’est à cause de l’autre andouille, qui n’est pas sorti de derrière son horloge ! »

Théophile voudrait répondre que « l’autre andouille » est bel et bien sortie, puisqu’il l’a vu !

« Ah oui, mais maintenant c’est trop tard, répond Lilith le chat spiritiste. Le Mal est fait. Enfin si ça t’embête vraiment tout ça, tu peux peut-être demander de l’aide à Yeshoua, c’est celui-là avec la lame. A toi de voir. »

Et effectivement, au milieu de tous ces hommes-monstres, se trouvait un homme normal, pourvu d’une bouche pour parler, d’yeux pour voir, et d’oreilles à dimension humaine. Tout chez lui inspirait la confiance : son gracieux visage, sa belle tenue, ses beaux cheveux dégoulinants pourtant d’eau, tout … sauf le fait que, sourire béat aux lèvres, il s’évertuait à ouvrir le visage de pauvres volontaires à l’endroit où devait se trouver la bouche et les yeux, pour ensuite leur découper les oreilles jusqu’à ce qu’elles possèdent une taille normale.

Et non seulement personne ne hurlait de douleur, mais la file d’attente pour se faire ainsi trancher les chairs grossissait ! Pour autant, aucun des pauvres découpés ne parvenait à voir plus loin que le bout de son nez ou à articuler un son cohérent … tout n’était que sang giclant à gros bouillon, perpétuellement, sans que cela ne semble gêner personne.

Soudain, Yeshoua vit Théophile. Dans le regard de l’homme à la lame passa une étrange et inquiétante lueur, malgré le sourire qu’il essayait d’avoir toujours aussi bon.

« Mon ami ! S’écria-t-il, je vais te délivrer ! »

Et il se précipita, lame à la main tel un dément, vers notre pauvre jeune ami, suivi par la meute d’écorchés, encourageant de leurs pitoyables gémissements l’initiative de Yeshoua !

Théophile voulu se tourner vers Lilith et lui demander de l’aide, reformer l’armée d’orvets pour le défendre contre cette barbarie, mais de la maudite femelle aucune trace ! Notre ami n’avait d’autre choix que de se précipiter vers la sortie, mais Yeshoua avait compris son intention, et se matérialisa bien plus vite qu’un homme normal devant le dernier espoir de salut de notre jeune, trop jeune pécheur.

La meute d’écorchés, ainsi que les autres qui attendaient le même sort, ne tarda pas à fondre sur Théophile pour l’immobiliser au sol. Il avait beau tenté de se débattre comme un diable, ses bourreaux étaient bien trop nombreux pour lui laisser un quelconque espoir de victoire. Yeshoua eu tout le loisir de prendre son temps pour s’approcher de sa pauvre victime, et de se pencher, sourire aux lèvres et lame à la main, sur son visage terrorisé et baigné de larmes. Les cheveux du tortionnaire libérateur dégoulinaient toujours, et l’eau tombait sur le visage de Théophile à l’endroit où aurait du se trouver sa bouche … mais malgré l’absence d’orifice, le jeune homme sentait l’eau couler dans sa gorge ! Elle coulait ! De plus en plus vite, de plus en plus ! Tant et tant que Théophile ne parvenait plus à l’avaler, mais il ne pouvait, comble du malheur, pas la recracher non plus !

Il ne fallut pas longtemps pour que notre pauvre ami s’étouffe. Et sa dernière pensée fut que c’était mieux comme ça, qu’il n’aurait ainsi pas à sentir l’atroce lame de Yeshoua.

On retrouva au petit matin le corps inanimé de Théophile, face contre terre et bouche grande ouverte dans le caniveau, devant "La maison de Lilith".

Le légiste conclut sans hésitation à un évanouissement probablement éthylique, suivi de noyade.

Partout on déplora un tel évènement, une telle honte qui venait d’éclabousser une famille de bons notables chrétiens. Comment pourraient-ils désormais organiser des dîners ? Ne seraient-ils plus jamais invités nulle part ? Et comment, par tous les saints, affronter les regards accusateurs le dimanche à l’église ?

Ah, quel mauvais fils, quel mauvais chrétien était-ce là !

Voyez, Madame, Monsieur, comme vous faites bien de garder la bride serrée autour du cou de votre progéniture, car le diable la guette au coin de la rue ! Peut-être même devant votre porte !

Et vous ne pourrez pas dire que Lilith ne vous aura pas prévenus …

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