samedi 26 juin 2010

L'hiver se nie


Ci-gît moi.

1983-2003.

Je ne m’y attendais pas ! Même si tout est de ma faute. Personne ne m’a tué, non, je n’étais pas malade. J’aurais pu l’être remarquez, je l’ai si souvent souhaité.

Mais le fait est que je me suis simplement … oubliée.

C’était le 1er novembre, et tout le monde ou presque sait ce que cette date signifie. Il aurait du pleuvoir, il aurait du faire gris, mais non il faisait bleu. L’automne et l’hiver se nient, c’est comme ça ici.

Ce jour-là évidemment mon cimetière était rempli. Enfin, rempli, c’est un bien grand mot pour un si vieux cimetière ! Trois ou quatre personnes, un enfant, une noueuse petite vieille dame, tout au plus. Plus que le reste de l’année, c’est sûr. On n’enterre plus ici, ou si peu, on marche sur les tombes de la poussière à perpétuité. Donc tout reste figé, et ne viennent que ceux qui se souviennent … qui se souviennent vraiment très loin.

Et puis vient moi.

Tous les jours ou presque. C’est facile, j’habite en face. C’est devenu une habitude telle qu’il ne me serait pas venu à l’idée de dire « je vais au cimetière ». C’est une phrase trop particulière pour un évènement aussi normal. On ne dit pas, ou rarement, « je m’endors » ou « je respire ». Alors moi, je ne vais pas au cimetière.

Aujourd’hui, même j’y vis, puisque j’y gis.

Laissez-moi vous le présenter, ce lieu, que vous ne laissiez pas votre imagination tisser n’importe quoi sous prétexte de planter un décor ! En bas il y a la ville, d’abord l’ancienne, et puis la neuve. Car ici, avant, il y avait un château, celui-ci disparu, il ne reste qu’un peuple de croix et de dalles fracassées par le temps et les racines de cyprès. C’est un cimetière de Babel où quand les pierres vous parlent, il n’est pas toujours aisé de les comprendre. Parlez-vous le russe ?

Il y a des étages, de petites suspensions emmurées. Ca et là, du béton, hélas. Et au sol, sous la poussière végétale, les agaçants graviers. Tout est petit, intime, serré, camouflé, on peut se cacher, se réfugier, se protéger, et dominer. Le privilège des rochassiers.

C’est tout ce que j’en dirai, de ce lieu, car le reste dépend de vous. De votre ressenti quand vous pénétrez les lieux, des images qu’il vous évoque, des fantômes qui vous parlent, des pierres que chaque jour vous y apportez, et de celles avec lesquelles vous repartez. A la fin, cela forme un tout, un sentiment à la fois précis car reconnaissable entre tous, et diffus car innommable.

J’en reviens à moi. Au 1er novembre.

Le jour déclinait et parait les pierres d’une douce lumière orangée. Ce jour-là était le seul où cela ne me dérangeait pas de voir d’autres visiteurs : c’était le seul jour de l’année où ils ne faisaient pas semblant de ne pas voir les tombes. Il n’y a rien qui ne m’agace plus que le dédain mâtiné de dégoût de ces figures bariolées qui viennent, guide obscène à la main, admirer la vue ! Imaginez des gens pénétrer chez vous sans vous accorder le moindre regard, simplement pour regarder à la fenêtre !

Je montais les quelques marches me séparant de la partie la plus haute de l’édifice. Par chance, c’était aussi la plus déserte, et je pus ainsi m’éviter les regards aux sourcils arc-boutés dus à ma jupe noire traînant quelque peu sur le sol, ou à mes pantoufles que je gardais parfois. Je m’assis sur le banc, face à la mer, et dos aux tombes de trois jeunes filles de mon âge, et même un peu plus jeunes, toutes trois valétudinaires. J’y songeais souvent, comme je vous l’ai dit, et si moi aussi ? La maladie … la mort annoncée. Prévue. Cause connue. Presque datée. L’amour que les gens mettent une vie à donner offert en une fois sur l’autel de ma souffrance, puis en gerbes et en larmes sur ma tombe.

Ca j’ai connu, ou presque. Aujourd’hui je n’ai qu’à me retourner pour le voir, et baisser les yeux. On n’appelle pas ça « dernière demeure » pour rien … d’ailleurs, peut-être que ça vient de là. Que l’Homme en prononçant ces mots s’est infligé à lui-même une malédiction : « ta tombe sera ta dernière demeure, tu ne pourras aller nulle part ailleurs ». Ainsi, ceux qui restent savent où venir vous rendre visite, maintenant qu’ils ne vous voient plus … quelque part, une maison de retraite, c’est déjà la tombe.

Mais qu’est-ce que j’en sais ? Je ne connaîtrai jamais.

Au fait, je n’avais pas terminé ! Mais c’est ainsi que ça s’est passé : je digressais, comme ça, comme je viens de le faire. Je laissais mon esprit tel Thésée, suivre un fil reliant différents points du labyrinthe de mes pensées. Ce n’était pas la première fois, mais ce jour-là sa quête vers la sortie fut longue. Très longue. Si longue que c’est par ma mort qu’il la trouva.

A force de penser, j’oubliais de me lever, de partir, d’aller me nourrir, de communiquer, de dormir. D’exister. Le gardien ne me vit donc pas. On m’oublia. Je m’oubliais. Et je cessais de vivre.

Ainsi mon esprit hellène arrêta sa marche. Pour un temps. Un temps noir, mat, brut, total.

Puis la quête reprit, doucement, à petits pas engourdis, comme au réveil. J’étais toujours assise, là sur le banc, il faisait nuit … et je sus de suite que je n’avais pas dormi. Non, c’était plus compliqué que ça, l’impression de vide était beaucoup trop vertigineuse, et la solitude infiniment trop pesante … et la tristesse, cette tristesse ! Une semi amnésie où je me souvenais, quelque part au creux de mon noir mat et brut, d’avoir pleuré, d’avoir dit au revoir, d’avoir regretté. Une odeur de sel et de fleurs, oui, et des pas … ce gravier crissant si agaçant.

Une illumination. Une quasi gnosophanie.

Je me tournais d’un mouvement brusque et pourtant éthéré, sûre de ce que j’allais trouver : à côté des trois tombes, une quatrième, plus neuve, plus blanche, et nouvelle.

Ci-gît moi.

1983-2003.

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