mercredi 21 novembre 2012

Boomerang

Reviendras-tu ?

Je scrute l'horizon, une main en visière, et je ne vois plus rien.

Les avions passent dans le ciel. Les bâteaux fendent la mer. Vers la Grèce, vers l'Amérique.

Et tu es quelque part entre les deux.

Mon coeur est un boomerang, et tu es un boomerang, mon coeur.

Ton nom fait boom, bang, rrrr, il surprend, il sidère, il grogne et il éructe.

Quand il revient, c'est dans ma gueule.

Quand il ne revient pas, c'est sans mon coeur.

vendredi 2 novembre 2012

La forêt.


L’homme assis au bord de l’étang vit dans l’eau le reflet du prédateur qu’il était.

 
Ses narines frémirent : l’odeur d’un gibier, un daim, une biche peut-être. Ignorer cela. Ignorer l’appel du sang, cette impulsion métallique émise par les couches inférieures de son cerveau et qui diffusait partout dans son corps des messages chimiques et électriques. Ses muscles se bandaient malgré lui. Ses vêtements à cet instant lui semblaient une entrave ridicule, et à plusieurs reprises ses doigts caressèrent les boutons de sa chemise, se demandant si oui ou non il fallait l’arracher. L’arracher, la jeter, et courir, sauter, bondir, s’accrocher, s’agripper, se jeter sur, planter ses dents, planter ses griffes, broyer, tordre et enfin se nourrir. Survivre.

 
« C’est ridicule ».

 
Il soupira, glissa finalement sa main dans sa poche, et se redressa. Il avait une maison, et dans sa maison, un frigo remplit d’une nourriture déjà prête.  Il avait une femme offerte, une chair à pénétrer et à goûter. Il n’avait pas besoin de chasser, pas besoin de tuer. Non. Mais il avait envie.

 
Quelque chose se froissa derrière lui. Un bruit familier, un craquement. Quelqu’un ou quelque chose ne cherchait pas à se cacher de lui … ou si ? Dans les deux cas, c’était imprudent. En particulier lorsqu’il était dans cet état.

 
Il essaya de se retourner le plus civilement qu’il put. Sans brusquerie, sans montrer les dents. Mais quelque chose de sauvage et singulier devait avoir persisté dans son regard, car la femme qui se tenait là ne put contenir un hoquet de surprise.

 
Il ne s’attendait pas vraiment à voir une femme. Encore moins à sentir l’odeur de sa chair et de son sang, car le plus souvent les parfums industriels parasitaient trop facilement son odorat humain. Il aurait préféré que celle-ci soit parfumée. Car seuls, dans une forêt, dans son état, la tentation était grande d’oublier la chemise, le frigo, son épouse, et la loi.

 
« Vous êtes perdue ?

 
_ Absolument pas, répondit la femme d’une voix qu’elle voulait assurée, mais qui trahissait son trouble. Elle ne s’attendait visiblement pas à le trouver là, elle non plus.

 
_ Je viens souvent ici, mais je ne vous ai jamais vue avant.

 
_ C’est parce qu’en général je viens la nuit. Ou tôt le matin. Je ne vous ai jamais vu non plus. Monsieur …

 
_ Da Silva.

 
Elle ricana.

 
_ Da Silvae hein ? On croirait que vous l’avez inventé pour l’occasion !

 
_ Et pourtant c’est bien mon nom. De la forêt brune, si vous voulez savoir. Je vous laisse en déduire ce que vous voulez, Madame …

 
_ Je ne voulais pas vous vexer. Je suis un peu surprise, et nerveuse. Quand je trouve quelqu’un sur mon territoire, je deviens vite agressive. Je n’aime pas que l’on prenne ses aises dans ce que j’ai eu tant de mal à conquérir.

 
_ J’ignorais que c’était votre territoire. Mais si mon effraction me permet d’assister au spectacle de votre « agressivité », alors je ne regrette pas ma méprise …

 
Les narines de la femme se dilatèrent imperceptiblement. L’homme sourit. Il aimait la violence dans les yeux des gens, leur lutte interne pour la contenir tant bien que mal, l’activité palpable de leur cerveau calculant à toute vitesse si oui ou non ils avaient une chance de l’emporter. Dans le cas présent, la réponse était évidemment non, mais cela valait le coup d’essayer, du moins c’était la conclusion qu’il lui semblait pouvoir lire dans ses yeux en forme de gouffres, profonds, bien que trop rapprochés pour lui donner réellement l’air menaçant.

 
_ Je ne connais toujours pas votre nom. Mais peut-être souhaitez-vous garder cet avantage sur moi, puisque c’est le seul que vous ayez ?

 
Il pouvait décrire précisément tout ce qui se passait dans le corps de la femme qui se tenait là, en face de lui. La décharge de cortisol partant de l’hypothalamus et des glandes surrénales, le cœur emballé par ce poison, le sang déversé par torrents dans les muscles, vidant progressivement le cerveau, le cortex pré-frontal, frontal, le néocortex … tout ce qui lui permettait de penser, raisonner, rétorquer, serait bientôt réduit à l’état d’une petite noisette archaïque. Il ne put s’empêcher de rire à cette pensée, tout en sachant que ce rire ne ferait qu’amplifier l’ire de celle qui devenait chaque seconde un peu plus son adversaire.

 
Ses pupilles se dilatèrent brutalement. Il sut qu’elle avait sur sa langue le goût du sang, exactement comme lui, quelques minutes plus tôt.

 
Et c’était son odeur à elle qui avait provoqué cela.

 
Elle bondit dans un feulement qui évoquait le son d’un chat malade. Sa tête percuta le cou de l’homme, sa main s’enfonça dans son ventre, comme si elle avait cherché à saisir ses organes à travers la peau et les muscles. Ce fut douloureux, mais pas trop. Assez pour réveiller à son tour la cascade infernale de drogue et de sang. Pas assez pour oublier qui il était et ce qu’il devait faire présentement. Il pensa à la chaleur de sa maison, au visage de son épouse, à toutes les choses humaines et modernes, à tout l’héritage de Caïn qui pouvait lui être enlevé pour de bon, s’il allait trop loin.

 
Il saisit la femme aux épaules, la bascula au sol, enroula ses doigts autour de sa gorge – sans serrer – et planta son regard dans le sien, désormais injecté de sang.

 
« Tu te calmes ».

 
Essaya-t-il de glisser d’une voix qui se voulait tranquille, mais ferme.

 
« Tu te calmes. Je ne t’ai rien fait. Tu te calmes. Je ne vais rien prendre ici, je ne vais pas boire ton eau, je ne vais pas chasser tes cerfs, je ne vais pas briser ton cou. Je suis là parce que je suis comme toi. Je vais partir si tu restes calme. »

 
Mais la femme n’entendait pas. La simple domination de l’homme de la forêt sur elle, sur son corps, la rendait sourde à toute raison, son cerveau-noisette continuait de lui fournir la drogue et le sang, son corps était un arc tendu, elle convulsait sous l’homme au risque de s’étrangler elle-même, ce qui ne semblait pas la gêner.

 
L’attrapant cette fois-si par le cou, il la jeta dans l’eau de l’étang. Elle eut le temps d’agripper son visage du bout des ongles, emportant avec elle quelques grammes de peau.

 
Alors que l’eau éclaboussait du fracas de son corps, l’homme essuya sa joue du bout des doigts. Il lécha ses doigts pour sentir ce goût, ce goût qui lui manquait tant. Il sourit de nouveau.

 
« La garce. »

 
Elle ne remontait pas. L’eau roulait doucement vers la rive comme si rien ne l’avait pénétrée.

 
Il se pencha, prudemment, comme pour y voir son reflet. Et il vit son visage à elle, qui le regardait.

 
L’homme assis au bord de l’étang vit dans l’eau le reflet du prédateur qu’il était.

mercredi 26 septembre 2012

Héritage

http://www.youtube.com/watch?v=Gf1h2PMPCAo


Ma grand-mère est morte il y a trois jours.

 
Et aujourd’hui, devant corps vide et tranquille, je repense aux mots qu’elle avait pour me réconforter parfois.

 
Elle me disait : « tu vois, ma belle, il faut que tu saches que chaque fois que tu ne croiras plus en rien, chaque fois que tu n’auras plus envie de rire, chaque fois même que tu n’auras même plus la force de pleurer, quand tu penseras que tu n’as plus personne dans ta vie sur qui compter – pas même moi ! – alors tu pourras faire quelque chose pour toi. Quelque chose que seules les femmes de notre famille peuvent faire, et c’est pour ça que cette chose-là, quand tu la feras, tu devras la garder secrète jusqu’à ce que tu ais une fille, ou que ton fils ait une fille, ou que tu reconnaisses un être sur cette terre qui puisse être comme née de ton âme et de sang. Tu feras cela : tu prendras ces deux bagues d’argent que je garde encore un peu avec moi et que tu pourras porter tant que tu voudras, plus tard, et tu les poseras sur ce livre ouvert, chaque bague sur une page bien blanche. Tu fermeras alors les yeux, penseras très fort à l’endroit où tu aimerais te trouver, et iras dormir en remettant tes bagues, chacune à chaque annulaire de chaque main. Tu as bien compris ? ».

 
Je ne comprenais rien. La plupart du temps, j’oubliais ce qu’elle me disait quelques minutes après. Mais à force de me le répéter, années après années, j’avais fini par imprimer dans ma mémoire chaque mot, à la façon d’une récitation que l’on apprend par cœur à l’école, que l’on répète tant est si bien qu’à l’aube de sa mort on s’en rappelle encore.

 
En revanche, l’effet qu’avaient ses mots sur moi étaient le même depuis la première fois qu’elle m’avait parlé ainsi, alors que je n’avais que 6 ou 7 ans. Je me sentais hypnotisée, bercée, comme si des doigts doux et épais massaient mon cerveau à mesure qu’elle parlait. Quelle qu’était ma tristesse, je finissais toujours par sourire niaisement, et acceptait par la suite tout ce qu’elle me proposait pour me changer les idées.

 
Etrangement, je n’avais jamais ressenti le besoin de lui en demander plus, ni même de lui chiper ses bagues dans son sommeil d’après déjeuner pour essayer ce qu’elle me disait. Je crois que je m’en fichais, ou peut-être ne me sentais-je pas à ce point triste et démunie comme elle le décrivait pour avoir envie d’essayer. Il me semble aussi que tout cela sonnait pour moi comme un conte pour dormir. Quelque chose de suffisamment crédible pour captiver, mais de suffisamment irréel pour ne pas inquiéter. Je ne croyais pas vraiment que quelque chose d’extraordinaire surviendrait si je suivais ses recommandations. Tout au plus m’imaginais-je dormir d’un sommeil paisible, comme après s’être vidé de ses larmes et avoir bu un lait chaud réconfortant.

 
Mais aujourd’hui c’est différent.

 
Je pense toujours qu’appliquer les conseils de ma grand-mère me fera simplement dormir dans du coton, mais compte-tenu de mon état mental, cela relèverait bel et bien de la magie.

 
Alors je m’assoie sur mon lit, maintenant que tout est fini, qu’elle est sous la terre, et qu’ils sont tous partis. J’ouvre la boite grossière laissée en héritage, contenant diverses babioles, le livre, et les deux bagues. L’une ciselée de motifs évoquant l’art celte, et l’autre composée de deux anneaux, l’un circulant sur l’autre, finement strié. La couverture du livre évoque les vieux ouvrages de librairie, en cuir brun, parcouru d’entrelacs dorés sans queue ni tête. Sans titre non plus. Et sans mots à l’intérieur, exception faite du nom de jeune fille de ma grand-mère : Lilaz.

 
Je pose chacune des bagues sur deux pages blanches. Je pense à … rien. Je n’arrive plus à penser. Je souhaite juste du calme, et du silence. Je place pour la première fois les bagues à mes doigts : les deux me vont parfaitement. J’observe le contraste de l’argent quelque peu noirci avec ma peau laiteuse et le juge plaisant, bien que troublant. J’ai été trop habituée à voir ses bagues, pendant toute une vie, sur les mains brunes et fanées de ma grand-mère. J’ai l’impression d’être elle, lorsqu’elle était jeune, bien avant que je naisse. Je m’imagine grand-mère à mon tour, et trouve soudain que la vie passe trop vite, et que c’est peut-être la première fois que j’en fais non seulement le constat, mais que j’en prends conscience.

 
J’écoute ce que me dit ma grand-mère. Je m’étends sur mon lit et rabat toutes les couvertures sur moi, car même s’il fait encore assez chaud au-dehors, moi j’ai froid. J’ai tout le temps froid. J’enfonce mon visage dans l’oreiller et finis par ramasser mes mains sous mon ventre, comme lorsque j’étais petite. Mon pouce joue avec l’anneau mobile d’une des deux bagues, et rapidement, je crois, je commence à m’endormir.

 
C’est comme la sensation de chute que l’on a parfois au début de la nuit, et qui malheureusement nous réveille comme d’un cauchemar. C’est comme cette sensation, mais au ralenti, sans la surprise et la peur, mais avec du coup l’impression étrange d’être à la fois endormie et parfaitement réveillée, comme aux prises avec une autre réalité, mais une réalité quand même …

 
Je chute vraiment, et une lumière éblouissante m’entoure. Une vraie lumière, pas une lumière de rêve. Je commence à avoir peur, je songe pêle-mêle : tunnel lumineux, NDE, poison, pages, bagues, suicide … des choses qui me font rapidement prendre conscience que même si la vie m’est lourde, je n’ai pas envie de mourir pour autant ! Mais avant que la panique ne me tire de mon sommeil ou me fasse plonger dans le cauchemar, la lumière autour de moi prend la forme d’une forêt. Une forêt que je ne connais pas, composée d’éléments que je ne connais pas. Rien que mon cerveau n’ait pu chimériser à partir de mes souvenirs ou d’images de film, ça j’en suis sûre. Rien qui puisse me faire admettre qu’il s’agit d’un rêve. Et pourtant, dans ce lieu, je me sens comme chez moi.

 
Et puis mon corps est bien là, bien présent. Il n’est pas vaporeux et hors-contrôle comme dans un rêve. Il est à la fois lourd et fluide, droit et souple, et je suis à l’intérieur de lui, je le pilote, je ne le regarde pas faire des choses que je ne comprends pas. Il ne se modifie pas, ne prend pas d’autres visages. Pas comme dans les rêves. Je suis bien moi, et je suis bien là.

 
Comment décrire quelque chose que je ne connais pas, comment créer dans votre imaginaire une image qui soit fidèle à ce que je vois ? « Forêt », le mot même est ridicule au regard de là où je suis, mais les éléments m’y semblent disposés comme dans une forêt, je crois. Mais au lieu d’herbe sur le sol, il y a une sorte de masse veloutée noire, douce et moelleuse sous les pieds, mais qui semble être – lorsque je ne pense pas au sol sous mes pieds – un simple coussin d’air, et le ciel au-dessus … le ciel est comme une immense tenture tantôt lâche, tantôt plissée, faite de volutes et de renfoncements, une tenture dont la couleur varie entre un bleu translucide, un violet profond et un pourpre tel qu’on en voit dans les tableaux du Tintoret, et surtout : il scintille. Comme un ciel étoilé, mais que l’on verrait de l’endroit de la terre où l’air serait le plus pur qu’il soit, un ciel aussi sombre que lumineux, composé de masses, de nuages, d’objets en mouvement et d’astres luisant immobiles, un ciel vivant, en constante évolution, comme un feu d’artifice au ralenti ! Et entre ciel et terre, des colonnes … qui pourraient être des arbres par leur base large et leurs milliers de filaments qui partent vers le ciel, mais qui n’en sont évident pas. Ils ont la taille de pommiers ou de baobabs, et semblent faits d’une lumière … crémeuse, comme celle des aurores boréales, mais en plus vibrantes et en plus nuancés encore. De leurs sommets jaillissent ses filaments aussi fins que des cheveux qui semblent portés par de mystérieux vents stellaires jusqu’au ciel, ou retombant vers le sol qu’ils caressent, comme les branches avachies d’un saule pleureur. Lorsque j’en touche un, l’effet est le même que lorsque ma grand-mère me parlait : mon cerveau s’engourdit, mon corps s’assouplit et devient comme plus mou, en même temps que je me sens emplie d’une clairvoyance sur mon état et sur le monde qu’aucun rêve ne serait en mesure de m’octroyer.

 
Des vagues de lumière veloutée vont et viennent vers moi à mesure qu’il me semble avancer, comme le ressac de la mer colorée par le soleil lorsqu’il émerge, mais en plus immense, en plus doux … et lorsque je m’allonge sur le velours noir, je vois comme tomber d’un ciel au-dessus du ciel une planète géante, qui prend tout la place, une planète semblable à la lune mais différente d’elle, je ne saurais dire en quoi … elle est immense vraiment, et elle tourne, tourne au-dessus de ma tête, à la fois plus proche que ne le sera jamais aucune planète de la terre, et plus éloignée que tout le reste … je sais qu’elle va bientôt se fragmenter et exploser, mais je suis étrangement sereine, comme préparée. Je ressens de l’excitation, de l’impatience. J’ai envie que ça se produise maintenant ! Et ça se produit. La planète se craquèle comme une terre soudainement desséchée, et explose, et de son explosion jaillit des myriades de poussières glacées, formant d’immenses piliers de lumière pourpre et noire. De la lumière noire. Du noir lumineux, comme je sais que je ne pourrais jamais en voir éveillée … dans ma réalité. Quelque chose qui n’existe pas normalement. Et ces piliers s’étalent et grandissent sur la toile tendue du ciel, et semble-t-il vers un ciel qui doit exister au-dessus … et ce ciel, dont je perçois l’existence, j’ai la conviction qu’il s’agit du ciel de notre réalité, le ciel que je retrouverai lorsque je sortirai de cette vision et que j’irai m’étendre quelque part dans la nature, dans la nuit d’automne. J’ai alors la sensation que je suis ici dans un méta-univers, une antichambre de ce que le Cosmos génère pour que nous puissions tenir debout. Tous. Humains, planètes, galaxies. Nous ne nous effondrons pas dans les limbes parce que quelque chose ici se produit sans cesse. Le Chaos, d’où émerge l’ordre parfait de l’univers. Ici sont toutes les couleurs, toutes les formes, tous les mouvements possibles, ici je ne suis ni morte ni en vie, ni dans le présent, ni dans le futur, ni même dans le passé. Je suis et je ne suis pas, et je me tiens entre ces deux états. Et à mesure que je pense cela, je m’aperçois que même si je ressens mon corps, je n’ai plus de corps, je suis moi-même de la lumière, du scintillement, des couleurs et du mouvement, qui se combattent et s’attirent dans une sorte de guerre et paix perpétuels, et dont la résultante, l’énergie déployée pour ce faire est : moi. Et tout se passe ainsi pour tout autour de moi, je perçois entre les rais de lumière qui explosent et se dilatant, les particules qui fusionnent et se défont.

 
Au-dessus de ma tête, une nouvelle planète tournoie, une planète encore plus immense que la première et qui semble recouverte d’un sable roux. Je sais que je dois partir avant qu’elle n’explose aussi, mais je n’ai pas peur. Je m’en sens capable. Il me suffit de le penser pour que l’énergie émerge, collapse l’énergie qui me maintient ici, et que le souffle de ce choc me propulse hors du chaos.

 
J’ignore comment je le sais, mais je le sais.

 
Et me voilà dans mon lit, le visage enfoncé dans l’oreiller, les mains ramassées sous le ventre comme quand j’étais petite. J’ouvre les yeux. Je pensais être partie quelques minutes ou quelques heures à peine, mais le soleil va se lever. Je peux presque sentir la petite décharge de mélatonine que mon épiphyse envoie à mon corps pour le prévenir, cela fait comme une planète qui exploserait à la base de ma tête, et dont les piliers de lumière feraient des ramifications dans mes bras et mes jambes …

 
Je perçois la lumière grise qui précède l’aube derrière mes paupières closes.

 
Le monde n’a jamais été aussi calme ni aussi bien ordonné.

 
Lorsqu’enfin je me lève, j’aperçois le livre aux pages vierges laissé ouvert sur mon secrétaire. Sauf que les pages sont désormais noircies, par une écriture fine et resserrée censée être la mienne, de ces mots que vous venez de lire.

lundi 20 août 2012

La nuit d'Haruka


« Christine, c’est toi ? »



Ces mots avaient résonné dans l’esprit de la jeune femme comme un électrochoc.

Oui, c’était elle. Bien sûr que c’était elle. Seulement elle n’avait aucune idée de ce qu’elle faisait là, au petit matin, dans cette rue qui sentait la pisse et qu’elle ne reconnaissait pas.



Pourquoi était-elle assise par terre ?

Et d’où venait ce goût de rouille et de terre dans sa bouche ?

Ce sentiment trop rare, et si particulier de …



« Je vais t’aider. On ne peut pas rester ici. »



Elle se sentit décoller du sol avant même d’avoir pu mettre un sens sur les mots, sur la voix. Une voix d’homme, familière. Une odeur musquée et boisée, rassurante.



Elle se rappelait … que la veille  – ou était-ce plusieurs jours avant ça ? – elle s’était retrouvée au … dans ce bar, ce bar où Julien et son groupe se produisait souvent.



Julien … Ce nom avait éclaté dans son esprit comme un souvenir pénible qui vous saute au visage le matin au réveil, après avoir tenté de passer la nuit à la dissoudre dans le sommeil.



Elle revoyait le groupe sur scène. L’allure à la fois altière et volontairement hautaine de son fiancé qui haranguait la petite masse de créatures mi-enfants mi-corbeaux amassée au pied de la scène. Elle revoyait la console poisseuse devant elle, le verre de coca tiède qu’elle ne buvait que pour se donner une contenance dans cette atmosphère paillarde, où tous les regards qui n’étaient pas braqués sur la scène l’étaient sur elle.



Des regards curieux. Des regards concupiscents. Des regards jaloux. Des regards vides.



C’est parce que quelqu’un l’avait regardé différemment qu’elle était sortie de sa torpeur hypnotique, de ses pensées de lit tiède et d’odeur de peau savonnée.



Cette … créature, de sexe indéfinissable parce que les cheveux trop courts, les épaules trop carrées pour être femme, et la bouche trop brillante, la poitrine trop saillante pour être homme, l’avait regardée comme on regarde une amie … et une proie.



Curieux mélange de peur et d’attirance. L’envie que la créature se lève et s’avance vers elle, et pourtant le réflexe de regarder n’importe où ailleurs. Julien.



Peut-être d’ailleurs était-ce à force de fixer l’homme qui partageait sa vie depuis deux ans, mais elle ne se rappelait pas avoir vu s’asseoir l’être androgyne à sa table. Ni comment la conversation la plus dérangeante de son existence avait pu commencer …



Un regard d’aigle enfoncé dans un visage de marbre 

Un parfum de girofle et de benjoin, comme l’autel d’une église russe



Depuis toujours, quand elle sentait que la situation lui échappait, Christine ne pouvait s’empêcher de transformer ses pensées en phrases de roman. Cela donnait à sa vie, même dans ses moments les plus insipides, une allure de chronique d’Anne Rice, car elle décrivait ainsi mentalement chaque être qu’elle croisait, chaque paysage dans lequel, pour une raison ou une autre, elle était forcée de figurer : supermarché, arrêt de bus, salle d’attente …



Quand elle ne tricotait pas le fil de ses pensées, elle dessinait.



Mais à cet instant précis, où ces yeux d’un gris anthracite surréaliste la fixait comme si elle était la seule possibilité offerte au regard de l’androgyne, elle aurait été bien incapable d’attraper un crayon et de tracer quoique ce soit. Même son verre de coca lui semblait trop gros pour sa main, trop froid pour sa peau, le goût du soda devenu métallique et écœurant.



Le dialogue (sa voix de jeune homme ? De femme mure ? De fumeur …) :



« … tu ne te mets jamais en colère n’est-ce pas ? …



_ Eh bien … non, je n’aime pas sortir de mes gonds.



(silence)

(sourire)

(dents qui brillent. Sourire narquois. Moqueur ?)



_ Ton ami, lui, a l’air de savoir comment canaliser sa colère. J’imagine que dans l’intimité, c’est plutôt un homme calme ? Toujours d’humeur égale … jamais énervé …



_ Oui ! (pourquoi était-elle soudainement agacée ?). Enfin il n’y pas de mal à ça je suppose, si ?



_ Je t’ai vexée. Pardonne-moi. Je ne pensais pas que j’abordais un sujet sensible.



Son sourire disait exactement le contraire. Son sourire disait : « je te balade exactement là où j’ai envie de te balader ».



Christine n’eut pas le temps de se défendre. De répondre calmement quelque chose de détaché et d’intelligent. Les mots étaient trop gros, trop massifs, pour s’extirper de sa gorge en autre chose qu’un léger étranglement.



La créature sourit, satisfaite. Son regard sembla brusquement se radoucir, comme mâtiné d’empathie.



_ Je m’appelle Haruka.



_ C’est japonais !



La jeune femme avait répondu cela sans réfléchir, la surprise (le plaisir ?) balayant en quelques fractions de seconde son agacement. La culture japonaise avait toujours été une passion pour elle … une légère oppression se fit sentir dans sa poitrine. Cela faisait des années qu’elle n’avait pas ouvert un manga ou tenté de parler cette langue qu’elle avait passé des mois à étudier.



_ Tu es intelligente (ironie ?). C’est japonais effectivement. Je suis quarteronne, pourrait-on dire. Comme toi …



Christine voulut répliquer qu’elle n’était en rien quarteronne de quoi que ce soit, mais quelque chose empêchait ses mots de sortir de sa bouche. C’était comme lorsqu’un touriste britannique lui posait une question qu’elle comprenait parfaitement, mais qu’elle se sentait incapable d’y répondre, son cerveau comme asséché des mots nécessaires pourtant habituellement bien présents.



Mais c’était donc une femme. Sans qu’elle ne sache exactement pourquoi, cela la rassura.



_ La politesse voudrait que tu me dises en retour comment tu t’appelles. Mais l’honnêteté m’oblige à te révéler que ça ne servirait en réalité à rien, puisque je le sais déjà. Ton fiancé nous regarde tu sais …



C’était vrai. Sa bouche psalmodiait les paroles d’une chanson évoquant un seigneur errant sur les remparts d’un château déserté, mais ses yeux étaient rivés sur la scène qui se tramait à quelques mètres de lui, chichement éclairée par les néons crasseux de ce bar où il semblait regretter de minute en minute de l’y avoir emmenée.



L’atmosphère devenait poisseuse. Puante même. Une pellicule de sueur glacée s’était formée sur son front, Christine s’en rappelait bien maintenant, parce qu’elle s’était dit qu’elle devait avoir l’air bien misérable en comparaison d’Haruka, dont la fraicheur laissait à penser qu’elle évoluait dans un univers à part de ce monde tristement terrien.



_ Comment connaissez-vous mon prénom ? Parvint-elle à articuler, douloureusement.



Le visage blanc et étonnamment symétrique d’Haruka se fit plus dur. Son ton agacé. Cynique.



_ Je te connais parce que je t’observe depuis longtemps. J’ai attendu que ton identité se révèle à toi naturellement, mais les années passant j’ai laissé cet espoir s’envoler. Tu étais une jeune fille pleine de sentiments bassement humains, mais tu avais aussi en toi cette envie de séduire, de provoquer, ce goût pour la chair crue … une rage enfin qui ne demandait qu’à s’épanouir, comme une orchidée noire. Tu étais parfaite. Tes cheveux, ta poitrine, ta peau, tes dents … tu as tout renié ! Tu t’es castrée comme un chiot maladroit qui arrive à se couper la queue de ses propres crocs à force de lui courir après ! Tu as laissé tes études ridicules t’écraser, te mouler en petite créature pensante et humble, au lieu de t’élever au-dessus du commun des mortels comme tu prétendais le faire !



La jeune femme se sentit désespérément seule. Acculée à un mur invisible de sueur glacée. Les mots se bousculaient dans sa tête, elle se refusait à croire qu’ils puissent faire à ce point sens, et pourtant … Elle voulut répondre, mais sa langue se muait en plomb fondu qui semblait lui sortir par les yeux en larmes gélatineuses … 



L’odeur de benjoin devenait presqu’écœurante. Le regard d’Haruka était dur, cruel même … mais aussi emprunt d’une forme de déception quasi-maternelle.



_ Tu t’es écartée du cimetière. Tu t’es écartée du sang. Pis encore : tu t’es écartée de toi-même.



C’en était trop.

Une vague d’émotion. De haine. Une envie de hurler.

Christine se souvenait s’être levée avec une rage que son corps n’avait jamais abrité. L’impression nette que tous ses muscles étaient traversés de courants électriques. Sa tête bourdonnait, plus rien autour d’elle n’avait de sens, ni même de matière. Sa tête se renversa en arrière, elle vit le lustre poussiéreux aux fausses bougies en plastique suspendu au plafond, sa nuque craqua en un bruit terrifiant qui firent sursauter les personnes des tables avoisinantes. Sa tête revint dans l’axe. Quelque chose dans son regard – ses yeux ? – avait changé. Quelque chose qui fit sourire Haruka. Elle sentit un vrombissement dans ses reins, ses mains se tordirent en spasmes nerveux, entre danse orientale et crise d’épilepsie. Elle eut envie de rire et de hurler. Elle voulait embrasser Haruka sur la bouche, lécher son visage. Mais son corps se projeta de lui-même contre le mur poussiéreux derrière elle, et sa langue attrapa habilement un cafard qui courait-là.



La musique, les gens, le bar, tout était ailleurs, ou mort.



Christine vit que ses cheveux poussaient jusqu’à ses pieds, et s’étendaient au-delà, s’insinuant entre les chairs remuantes. Ses côtes se serraient, sa poitrine se gonflait, ses jambes s’étiraient. Du moins était-ce la sensation qu’elle avait de son corps à ce moment précis.



Lentement, les poings serrés, elle sortit du bar.



Elle croisa son reflet dans la devanture. Ses yeux étaient entièrement blancs, sa tête exagérément tendue vers l’arrière, son corps étiré comme la corde bandée d’un arc prêt à décocher un carreau mortel.



Une odeur de cannelle et d’opium.



Et puis … la voix de Julien. « Christine, c’est toi ? »



Sa tête ballotait mollement sur son épaule : il la portait, comme si elle n’avait été qu’un simple sac de chiffons. Sa nuque était douloureuse. Ses cheveux étaient collés à son visage par ce qui lui sembla être du sang, mais elle ne le sentait s’écouler de nulle part. Son estomac lui renvoyait des relents indéfinissables. En laissant sa tête rouler de côté, elle vit s’éloigner au fur et à mesure des pas de Julien la ruelle qu’ils venaient de quitter. Les poubelles du bar. Et entre les poubelles, un paquet de chair morte, la mâchoire déboitée, la poitrine arrachée.



Les pensées se brouillèrent dans son esprit. Ce corps déchiqueté, ce cadavre, cela ne pouvait être qu’un malheureux concours de circonstances … elle essaya de se rappeler une rixe qui n’avait jamais existée. Elle … elle … 



Elle se réveilla dans la chambre de Julien. Penché au-dessus d’elle, il s’évertuait à nettoyer son visage et ses cheveux avec un gant de toilette humide, qui sentait le propre et la fleur d’oranger. L’expression de son visage était intraduisible. Fermée. Elle voulut d’abord croire qu’elle avait rêvé. Que la réalité s’était arrêtée à sa rêverie de lit propre et de peau savonnée, au début du concert … ce concert qui lui semblait lointain d’une centaine d’années. Elle l’interrogea du regard, et les yeux noirs qui ne semblaient même pas relever ses questions muettes en disaient plus long que n’importe quelle parole.



Elle pleurait.



La jeune fille pleurait des larmes silencieuses. Elle aurait voulu tout oublier. Sentir contre son buste celui rassurant de son homme, sa main dans ses cheveux, lui susurrant des paroles réconfortantes comme à un enfant aux genoux écorchés … 



« Julien, je … je ne me rappelle plus ! Je ne sais pas ce qui est arrivé à ce pauvre homme dans la rue … je te jure …



_ C’était une femme, lâcha laconiquement le jeune homme sans cesser de nettoyer le front de sa compagne.



_ C’est … qu’est-ce qu’il s’est passé ?! S’étrangla Christine qui tentait à présent de se redresser, et commençait à être agacée par la sensation mouillée sur son front et ses cheveux.



_ Tu sais ce qu’il s’est passé. Mieux que moi sans doute. Tu dois juste accepter de t’en rappeler.



Cette fois-ci, la jeune femme sentit une réelle colère monter en elle. Dangereusement proche de ce qu’elle avait éprouvé la veille, à la table d’Haruka :



_ Tu essaies de jouer au psy avec moi ?!



Julien cette fois-ci reposa le gant humide dans la bassine près de lui, et riva son regard dans celui de Christine :



_ Je ne joue à rien du tout. Seulement je ne peux pas te raconter une scène à laquelle je n’ai pas assisté ! Mais tu as vu son état … tu as le goût de son sang dans ta bouche, une partie de ses chairs dans ton estomac … tu étais à côté d’elle quand je t’ai trouvée. Qu’a-t-il bien pu se passer à ton avis ?



La jeune femme resta muette. Il lui sembla faire un effort intellectuel honnête pour tenter de se rappeler de quelque chose, mais son cerveau refusait de lui répondre. Elle ne savait comment interpréter le calme de son compagnon, compte-tenu de ce qui semblait se dessiner de plus en plus comme un meurtre de sang-froid, dont elle était l’unique et amnésique responsable. En pareilles circonstances, elle aurait pensé être en proie à une crise de panique, de larmes, elle aurait supplié pour ne pas passer le reste de ses jours en prison … mais aucune émotion ni pensée de ce genre n’effleura son esprit.



Alors elle éclata de rire. Elle balbutia : « meurtre de sang-froid », chercha le regard de Julien, et se mit à rire de plus belle. Il arbora un sourire discret mais complice.



Il soupira :



« Haruka avait raison. Il y a bien de la rage en toi. Tu vas devoir apprendre à la canaliser … autrement qu’en crayonnant et en te racontant des petites histoires dans ta tête bien sûr …



Christine s’arrêta brusquement de rire. Elle essaya de dire quelque chose qui traduisait son trouble et les centaines de questions qui se bousculaient son esprit, mais elle ne parvint qu’à émettre un son que Julien se contenta d’ignorer.



« … pour moi le chant marche bien. La thèse aussi était un bon catalyseur. Le sport bien sûr … un art-martial … enfin ce que tu veux. Ce que tu voudras bien me laisser t’apprendre … sans avoir envie de m’égorger bien sûr ! ».



Il lui fit un clin d’œil furtif. Se leva. Alla regarder machinalement à la fenêtre. Puis avança à pas félins vers la cuisine où Christine put l’entendre se servir un verre d’eau. Elle suivait et détaillait chacun de ses gestes, bouche bée.



« Ah oui ! Et puis bien sûr tu raconteras à tout le monde que tu es devenue végétarienne ! Ca évite les soupçons en cas d’esclandre, comme celui d’hier soir par exemple … »



Sortant la tête de l’encadrement de la porte, il ajouta, d’une voix plus douce et dans un léger sourire :



« Mais tu as bien fait de te débarrasser d’Haruka. Je commençais à en avoir marre de la voir trainer autour de toi. Après tout, je t’avais repéré le premier ! ».





La jeune vampire s’éveilla pour la première fois dans la pleine conscience de qui elle était, de sa beauté, de son intelligence, de sa supériorité. Elle regarda avec bienveillance et reconnaissance l’homme allongé près d’elle, parcourant d’un doigt invisible le tracé sinueux de ses tatouages qu’elle avait admirés tant de fois sans jamais vouloir en reconnaître le sens. Sa bouche avait retrouvé un goût de chair tiède et de salive qui ne lui convenait pas. L’appel du sang pulsait dans son corps, plus fort que n’importe quel désir de chair qui l’avait étreint jusque-là … elle s’extirpa du lit dans un glissement animal, inspira sa propre odeur de cannelle et d’opium, et regarda machinalement par la fenêtre les prémices du monde qui était désormais offert à sa rage, trop longtemps endormie …


mercredi 11 juillet 2012

Point de rencontre

La violence, lancinante, la violence ...
Elle est dans ce fantasme de recevoir une claque, un coup de poing, un choc, pour lui donner corps.
Elle est dans cette voiture qui m'écrase violemment chaque fois que je traverse la route.
Elle est dans ce message que je n'envoie jamais, en suspend au bout de mes doigts.
Dans les mensonges que je me créée et dans lesquels, petit à petit, je me noie.
Elle est dans cette envie, bien sûr, de saisir son poignet, de le lui tordre, d'attraper sa gorge et de la broyer. Dès qu'elle parle. Dès qu'il ose.
Elle est surtout dans le silence des blessures que l'on lèche. Dans cet onanisme physique et mental qui signe la frustration, l'abandon de la lutte, l'inverse même de la mort.
La violence c'est toi.
Toi qui me lis, toi qui me regarde à travers mes mots, et qui ne dit rien.
Elle est dans ton désir de me dire quelque chose, et dans ton mépris total pour ma personne.
Elle est dans le fait que je désire tes mots autant que je te méprise également.

Et quand j'inspire un peu trop fort, je sens vibrer la corde tendue de ma trachée ...

jeudi 10 mai 2012

Eux deux.

C'est l'histoire d'un mensonge : celui qui dit que l'homme est un loup pour l'homme. C'est une vieille pensée, mais elle justifie encore aujourd'hui certains broiements d'os humains dans les milieux financiers. L'instinct grégaire est premier, parce que l'homme nait faible et immature. Parce qu'il nait en haïssant cet environnement hostile qui lui rappelle sans cesse sans faiblesse et son impuissance. Il maudit même sa mère qui ne vient pas toujours quand il la demande. L'homme ne nait pas aimant, non, mais il n'est pas un loup pour celui qui, comme lui, crie et pleure pour être nourri. Parce que l'homme est doué d'empathie pour l'homme. Il sait ressentir ce qu'il ressent, il sait penser ce que l'autre pense, il peut se reconnaître dans l'autre comme dans un miroir. L'homme est egoïste, mais c'est ce qui le sauve d'être un prédateur naturel pour son prochain ... Et dans tout ce qu'il peut retirer d'utile à sa survie dans cette empathie, il y a l'affection. Etre couvé du regard, des mains, se sentir exister des limbes ... Avoir conscience d'avoir conscience de sa finalité, et finir par émettre l'hypothèse qu'il y a peut-être quelque chose de bon à recevoir mais aussi à donner avant de partir. Peut-être pas dans ce sens-là, mettons ... "Qu'as-tu fait pour les autres ?", "Comment as-tu aimé ?", voilà ce qu'un dieu aurait dit à une femme morte et ressuscitée. Qui s'endort en pensant à ce qu'il a fait pour les autres dans la journée ? Qui ne pense pas à ce que les autres n'ont pas fait pour lui ? Pas moi.
Je les revois, eux. Debouts côtes à côtes, ils font mine de ne s'intéresser que superficiellement l'un à l'autre. Leurs mains reposent sur la balustrade, proches, très proches les unes des autres, solidement arrimées. Leurs auriculaires se frôlent, un sourire invisible pour quiconque cligne des yeux se dessine. Ils se disent à bientôt, et pendant des jours, leur coeur remonté dans leur oesophage bloque l'accès à toute autre nourriture que celles de leurs mots.
Quel loup se laisserait crever de faim pour un hurlement de loup ?

mercredi 2 mai 2012

Eux.

J'ai vu la chose la plus adorable et la plus parfaite du monde. La plus adorable et la plus parfaite pour moi. Ils étaient l'un à côté de l'autre, ils ne pouvaient pas se regarder, à peine se voir. Chacun dans sa tenue de travail, chacun faisant mine d'être préoccupé par quelque chose de plus important que la terre qui tourne autour du soleil et la lune qui tourne autour de la terre. Chacun regardant ailleurs, faisant mine d'ignorer l'autre tout en faisant tout pour ne pas être ignoré de l'autre. J'ai vu leur sourire, fugace, léger comme le vol d'un papillon fraîchement sorti du cocon, j'ai vu leurs mains se frôler l'espace d'un instant, un seul instant, un battement de cil, un grain s'évanouissant dans le sablier. J'ai vu les pupilles se rejoindre dans un milieu de nulle part connus d'eux seuls, et je les ai vu se séparer comme si de rien n'était.
Chacun d'entre nous doit avoir connu ça, chacun d'entre nous doit l'avoir ressenti au moins une fois.
Debout devant la pierre, je me demande si je l'ai bel et bien connu. Cette personne, ce sentiment. Je me demande si les liens du sang procurent des émotions aussi intenses que ce fragment d'éternité, je me demande si j'aurais pu être son amie, au lieu d'être une lointaine cousine. Je me demande ce que cela ferait d'être sa femme à cet instant, lui qui n'a jamais eu la même plus d'une semaine. Je regarde sa mère, sa toute petite mère minuscule, cette portion de femme solide et sèche comme de l'écorce qui a vu mourir son seul amour. Son bel amour, un très bel homme, plus beau que l'homme choisit par sa soeur, alors qu'elle n'était pas la plus belle ... cet homme si doux, si parfait, dont le coeur s'est déchiré comme ça un jour normal, un jour de mai. Et aujourd'hui elle enterre son fils à lui, son fils à elle, son fils qui n'est jamais parti, qui n'a jamais voulu laisser la place de son père vide. Elle prend l'urne, elle dit : "donnez-moi ça, donnez-moi mon gamin ..." et elle murmure pour elle-même : "en plus c'est tout chaud, ça me fera du bien". Elle a traversé tout le cimetière avec son urne sur la poitrine, tellement petite qu'elle aurait pu rentrer dedans elle aussi.
Quel intérêt de se battre, quel intérêt de ne pas aimer. Moi après ce jour-là j'ai dit à mon père qu'il était mon seul père, mon papa, que jamais je n'avais cessé de l'aimer, que je mourrai de chagrin quand lui mourra.
C'était tellement lourd, tellement grave, cette impression nauséeuse de ne pouvoir regarder nulle part. J'aurais voulu alors retrouver l'innocence d'un simple instant suspendu dans l'éternité, quand j'étais assise sur ce banc d'amphithéâtre, et qu'il est venu s'asseoir près de moi, faisant mine de ne pas me regarder, de ne pas me voir ...
J'ai vu la chose la plus adorable et la plus parfaite du monde. Je les ai vu.

vendredi 20 avril 2012

Tout le temps du monde

Je me rappelle que fut un temps, j'aimais à me rouler dans la poussière du monde.
Je me rappelle que celui des vivants n'était qu'un parmi d'autres.
Une fourmillière dans un jardin d'enfants, que l'on observe avec désintérêt ou amusement.
Je n'avais pas de métier, je n'avais pas d'argent, je ne voulais pas de famille, je ne voulais pas d'enfants.
Je n'avais que moi, et mes rêves qui comblaient ce que je n'avais pas.
Une toile de fantasmes, de bulles soufflées au vent.
Des mots lus. Des mots écrits. Des mots pensés. Le temps.

Tout le temps du monde, que le monde n'avait pas.

lundi 13 février 2012

L'oubliée

Et une fois encore ça repart,
Une fois encore je la reprends,
Et quand je vois que tu repars
J'imagine parfois qu'elle s'annule ...

Et si comme, sans le faire exprès,
Comme ça pour voir, je l'oubliais,
Quand d'un sourire tu te retires ...
Si moi d'un acte manqué, je faisais
Que le "destin", un peu, t'encule ...

Les insultes fuseraient en catapulte :
Sale traitresse, sale chienne, sale pute ...
Je te traiterais de sortes d'animal, car
Dans ma langue il n'y pas de masculin
Pour ce que tu me hurles si bien.

Je serais curieuse de te voir
Avec un cerveau dans les mains
Toi qui aime tant voir les miroirs
Là on peut dire que tu aurais le tien ...

Bien sûr j'ai des valeurs, bien sûr j'ai des principes,
Surtout bien admirables quand je taille des pipes,
Mais quand l'ambiance retombe un peu
Et que tes fables ne valent guère mieux
J'entends là ce pamphlet minable
Classique de ton genre de type ...

Alors je me dis, voyons voir,
Combien encore vont faire la queue
Pour louer ma voix, mon regard
Et me la fourrer entre les deux ...
Faut-il vraiment attendre et voir ?
"Laisser le temps faire son office"
Laisser l'attente et tous ses vices
Remplir le vide du désespoir ?

Et une fois encore ça repart,
Une fois encore, je me reprends ...

dimanche 12 février 2012

Anima, animus

Quelques civilisations plus ou moins "primitives" véhiculent la croyance, le concept ?, de l'"animal-totem". Dans la plupart des cas, il s'agit de vénérer les dieux au travers des animaux censés les représenter sur terre, parmi les humains. Certains animaux protègent certaines tribus, ou veillent à certains bienfaits, ou au contraire aux malédictions ... enfin bref, tout le monde sait ça. Dans d'autres cas, notamment en Afrique - l'Afrique est un pays où tout le monde a la même couleur de peau et les mêmes usages, on dira ça comme ça hein, parce qu'on ne va pas non plus s'improviser une culture en quelques secondes - l'animal peut être perçu, chez les initiés, comme une sorte de double, protecteur ou maléfique, complètement passif voire inutile, ou potentiellement "missionnable" pour commettre à votre place des méfaits de tous genres. Je pense aussi bien sûr aux mythes plus familiers de notre culture, les lycanthropes, mais aussi les sorcières capables de se transformer en hiboux ou en chats noirs ... La Fontaine prêtait des traits animaux aux figures de ses fables, et les bandes-dessinées pour enfants ou même pour adulte - même Pénélope Bagieu s'y est mise tiens - sont pleines de figures animales anthropomorphiques. Je pense notamment à Donald se baladant sans vergogne le cul à l'air, ou à Franklin la tortue, à qui il n'arrive jamais rien. Pour les plus grands (?) il y a aussi cette connasse d'Hello Kitty, sorte d'avatar de tout ce que nous, les filles (?), trimballons inconsciemment (?) de plus mignon, tendre, innocent, et surtout de parfaitement crétin. Enfin pour les petites filles bien sûr que ça passe hein. D'ailleurs, "l'objet transitionnel", le doudou censé aider à supporter l'absence de la mère ou quelque être apparenté, c'est rarement une poupée vaudou de la mère en question. On fait plutôt dans le lapin qui pue en général, ou l'ourson, ou l'animal transgénique du moment (le furby, si je me rappelle bien ?) censé également veiller sur notre sommeil, tel un dream-catcher occidental et parfumé au BN. Mon animal-totem-doudou à moi c'était une luciole (après c'était ET, du film de Spielberg, mais ça compte pas pour ce que je veux raconter). Aujourd'hui, et depuis l'adolescence, je suis officiellement entomophobe, allez comprendre. Après il y avait les chats. Le premier de 3 à 19 ans, le second de 17 à 24 ans, donc en gros 20 ans à côtoyer du félin, voire QUE du félin (pas de frères et soeurs, parfois même pas de parents ... enfin à la maison je veux dire), à dormir avec, à goûter de la croquette, à bouffer du poil, à risquer le tétanos 50 fois par jour. Depuis quelques années, je miaule. Pas pour tout le monde, pas devant tout le monde, pas au boulot non, pas à la caissière du Super U, m'enfin je miaule quand même pas mal. Je ronronne aussi. Au début c'était pour déconner, avec un mec, et puis c'est resté comme un réflexe. Je serais curieuse de savoir si le mec en question a gardé lui aussi cette habitude d'ailleurs. Et puis bon les chats sont morts, et depuis quelques temps je fais une fixation sur les pigeons. J'ai renoncé à les faire fuir et à nettoyer les traces de leur passage sur ce qui me sert de balcons. Ils sont tout le temps là, sur le toit en face, ou sur le rebord de ma table, parce qu'il y a toujours une connasse de voisine qui ne trouve rien de mieux à faire que de balancer des miches entières de pain sur le toit du garage (et pendant c'temps là il y a des SDF qui crèvent la dalle ma pauvre dame ! La France va mal, moi j'vous l'dis !).
Je les observe bouffer donc, tenter de se séduire en gonflant du goître et en avançant, feignant d'avoir une démarche classieuse (ça me fait toujours rire, d'autant que je n'ai JAMAIS vu une seule femelle succomber à cette mise en scène pitoyable, ça dure en général 5mns et elles finissent par se barrer, à se demander à quel moment "ça" baise pour de vrai, puisque des piegons hein, il y en a toujours des millions ...), voler aussi, en les enviant un peu comme toute poétesse ratée. Et la chanson de Goldman, "La vie par procuration", m'obsède comme un mantra.
Je me dis parfois que je pourrais finir vieille (?) seule, protégée, entourée de tous mes animaux totems : les lucioles, les chats, les pigeons. Les chats essaieraient probablement de bouffer les pigeons qui chieraient partout sur les cadavres de lucioles ne pouvant pas vivre enfermées dans une maison, et ça serait un beau bordel dans lequel je pourrais progressivement régresser, jusqu'à me pelotonner en position foetale dans le cadavre de l'une ou l'autre bestiole. Genre vieil indien appelé "Grand Ours", et habillé d'une peau d'ours. Mais là ça serait de la fourrure de chat galeux ("Grande Chatte" du coup ? Je suis pas sûre ...) et de la plume grise parfumée au mazout. Eventuellement des ET finiraient par me téléporter dans un vaisseau pour un examen proctologique, mais je dévie du sujet.

Parfois, je me demande vraiment pourquoi je continue de me mettre des crèmes et des soins qui font la peau douce ...