lundi 20 août 2012

La nuit d'Haruka


« Christine, c’est toi ? »



Ces mots avaient résonné dans l’esprit de la jeune femme comme un électrochoc.

Oui, c’était elle. Bien sûr que c’était elle. Seulement elle n’avait aucune idée de ce qu’elle faisait là, au petit matin, dans cette rue qui sentait la pisse et qu’elle ne reconnaissait pas.



Pourquoi était-elle assise par terre ?

Et d’où venait ce goût de rouille et de terre dans sa bouche ?

Ce sentiment trop rare, et si particulier de …



« Je vais t’aider. On ne peut pas rester ici. »



Elle se sentit décoller du sol avant même d’avoir pu mettre un sens sur les mots, sur la voix. Une voix d’homme, familière. Une odeur musquée et boisée, rassurante.



Elle se rappelait … que la veille  – ou était-ce plusieurs jours avant ça ? – elle s’était retrouvée au … dans ce bar, ce bar où Julien et son groupe se produisait souvent.



Julien … Ce nom avait éclaté dans son esprit comme un souvenir pénible qui vous saute au visage le matin au réveil, après avoir tenté de passer la nuit à la dissoudre dans le sommeil.



Elle revoyait le groupe sur scène. L’allure à la fois altière et volontairement hautaine de son fiancé qui haranguait la petite masse de créatures mi-enfants mi-corbeaux amassée au pied de la scène. Elle revoyait la console poisseuse devant elle, le verre de coca tiède qu’elle ne buvait que pour se donner une contenance dans cette atmosphère paillarde, où tous les regards qui n’étaient pas braqués sur la scène l’étaient sur elle.



Des regards curieux. Des regards concupiscents. Des regards jaloux. Des regards vides.



C’est parce que quelqu’un l’avait regardé différemment qu’elle était sortie de sa torpeur hypnotique, de ses pensées de lit tiède et d’odeur de peau savonnée.



Cette … créature, de sexe indéfinissable parce que les cheveux trop courts, les épaules trop carrées pour être femme, et la bouche trop brillante, la poitrine trop saillante pour être homme, l’avait regardée comme on regarde une amie … et une proie.



Curieux mélange de peur et d’attirance. L’envie que la créature se lève et s’avance vers elle, et pourtant le réflexe de regarder n’importe où ailleurs. Julien.



Peut-être d’ailleurs était-ce à force de fixer l’homme qui partageait sa vie depuis deux ans, mais elle ne se rappelait pas avoir vu s’asseoir l’être androgyne à sa table. Ni comment la conversation la plus dérangeante de son existence avait pu commencer …



Un regard d’aigle enfoncé dans un visage de marbre 

Un parfum de girofle et de benjoin, comme l’autel d’une église russe



Depuis toujours, quand elle sentait que la situation lui échappait, Christine ne pouvait s’empêcher de transformer ses pensées en phrases de roman. Cela donnait à sa vie, même dans ses moments les plus insipides, une allure de chronique d’Anne Rice, car elle décrivait ainsi mentalement chaque être qu’elle croisait, chaque paysage dans lequel, pour une raison ou une autre, elle était forcée de figurer : supermarché, arrêt de bus, salle d’attente …



Quand elle ne tricotait pas le fil de ses pensées, elle dessinait.



Mais à cet instant précis, où ces yeux d’un gris anthracite surréaliste la fixait comme si elle était la seule possibilité offerte au regard de l’androgyne, elle aurait été bien incapable d’attraper un crayon et de tracer quoique ce soit. Même son verre de coca lui semblait trop gros pour sa main, trop froid pour sa peau, le goût du soda devenu métallique et écœurant.



Le dialogue (sa voix de jeune homme ? De femme mure ? De fumeur …) :



« … tu ne te mets jamais en colère n’est-ce pas ? …



_ Eh bien … non, je n’aime pas sortir de mes gonds.



(silence)

(sourire)

(dents qui brillent. Sourire narquois. Moqueur ?)



_ Ton ami, lui, a l’air de savoir comment canaliser sa colère. J’imagine que dans l’intimité, c’est plutôt un homme calme ? Toujours d’humeur égale … jamais énervé …



_ Oui ! (pourquoi était-elle soudainement agacée ?). Enfin il n’y pas de mal à ça je suppose, si ?



_ Je t’ai vexée. Pardonne-moi. Je ne pensais pas que j’abordais un sujet sensible.



Son sourire disait exactement le contraire. Son sourire disait : « je te balade exactement là où j’ai envie de te balader ».



Christine n’eut pas le temps de se défendre. De répondre calmement quelque chose de détaché et d’intelligent. Les mots étaient trop gros, trop massifs, pour s’extirper de sa gorge en autre chose qu’un léger étranglement.



La créature sourit, satisfaite. Son regard sembla brusquement se radoucir, comme mâtiné d’empathie.



_ Je m’appelle Haruka.



_ C’est japonais !



La jeune femme avait répondu cela sans réfléchir, la surprise (le plaisir ?) balayant en quelques fractions de seconde son agacement. La culture japonaise avait toujours été une passion pour elle … une légère oppression se fit sentir dans sa poitrine. Cela faisait des années qu’elle n’avait pas ouvert un manga ou tenté de parler cette langue qu’elle avait passé des mois à étudier.



_ Tu es intelligente (ironie ?). C’est japonais effectivement. Je suis quarteronne, pourrait-on dire. Comme toi …



Christine voulut répliquer qu’elle n’était en rien quarteronne de quoi que ce soit, mais quelque chose empêchait ses mots de sortir de sa bouche. C’était comme lorsqu’un touriste britannique lui posait une question qu’elle comprenait parfaitement, mais qu’elle se sentait incapable d’y répondre, son cerveau comme asséché des mots nécessaires pourtant habituellement bien présents.



Mais c’était donc une femme. Sans qu’elle ne sache exactement pourquoi, cela la rassura.



_ La politesse voudrait que tu me dises en retour comment tu t’appelles. Mais l’honnêteté m’oblige à te révéler que ça ne servirait en réalité à rien, puisque je le sais déjà. Ton fiancé nous regarde tu sais …



C’était vrai. Sa bouche psalmodiait les paroles d’une chanson évoquant un seigneur errant sur les remparts d’un château déserté, mais ses yeux étaient rivés sur la scène qui se tramait à quelques mètres de lui, chichement éclairée par les néons crasseux de ce bar où il semblait regretter de minute en minute de l’y avoir emmenée.



L’atmosphère devenait poisseuse. Puante même. Une pellicule de sueur glacée s’était formée sur son front, Christine s’en rappelait bien maintenant, parce qu’elle s’était dit qu’elle devait avoir l’air bien misérable en comparaison d’Haruka, dont la fraicheur laissait à penser qu’elle évoluait dans un univers à part de ce monde tristement terrien.



_ Comment connaissez-vous mon prénom ? Parvint-elle à articuler, douloureusement.



Le visage blanc et étonnamment symétrique d’Haruka se fit plus dur. Son ton agacé. Cynique.



_ Je te connais parce que je t’observe depuis longtemps. J’ai attendu que ton identité se révèle à toi naturellement, mais les années passant j’ai laissé cet espoir s’envoler. Tu étais une jeune fille pleine de sentiments bassement humains, mais tu avais aussi en toi cette envie de séduire, de provoquer, ce goût pour la chair crue … une rage enfin qui ne demandait qu’à s’épanouir, comme une orchidée noire. Tu étais parfaite. Tes cheveux, ta poitrine, ta peau, tes dents … tu as tout renié ! Tu t’es castrée comme un chiot maladroit qui arrive à se couper la queue de ses propres crocs à force de lui courir après ! Tu as laissé tes études ridicules t’écraser, te mouler en petite créature pensante et humble, au lieu de t’élever au-dessus du commun des mortels comme tu prétendais le faire !



La jeune femme se sentit désespérément seule. Acculée à un mur invisible de sueur glacée. Les mots se bousculaient dans sa tête, elle se refusait à croire qu’ils puissent faire à ce point sens, et pourtant … Elle voulut répondre, mais sa langue se muait en plomb fondu qui semblait lui sortir par les yeux en larmes gélatineuses … 



L’odeur de benjoin devenait presqu’écœurante. Le regard d’Haruka était dur, cruel même … mais aussi emprunt d’une forme de déception quasi-maternelle.



_ Tu t’es écartée du cimetière. Tu t’es écartée du sang. Pis encore : tu t’es écartée de toi-même.



C’en était trop.

Une vague d’émotion. De haine. Une envie de hurler.

Christine se souvenait s’être levée avec une rage que son corps n’avait jamais abrité. L’impression nette que tous ses muscles étaient traversés de courants électriques. Sa tête bourdonnait, plus rien autour d’elle n’avait de sens, ni même de matière. Sa tête se renversa en arrière, elle vit le lustre poussiéreux aux fausses bougies en plastique suspendu au plafond, sa nuque craqua en un bruit terrifiant qui firent sursauter les personnes des tables avoisinantes. Sa tête revint dans l’axe. Quelque chose dans son regard – ses yeux ? – avait changé. Quelque chose qui fit sourire Haruka. Elle sentit un vrombissement dans ses reins, ses mains se tordirent en spasmes nerveux, entre danse orientale et crise d’épilepsie. Elle eut envie de rire et de hurler. Elle voulait embrasser Haruka sur la bouche, lécher son visage. Mais son corps se projeta de lui-même contre le mur poussiéreux derrière elle, et sa langue attrapa habilement un cafard qui courait-là.



La musique, les gens, le bar, tout était ailleurs, ou mort.



Christine vit que ses cheveux poussaient jusqu’à ses pieds, et s’étendaient au-delà, s’insinuant entre les chairs remuantes. Ses côtes se serraient, sa poitrine se gonflait, ses jambes s’étiraient. Du moins était-ce la sensation qu’elle avait de son corps à ce moment précis.



Lentement, les poings serrés, elle sortit du bar.



Elle croisa son reflet dans la devanture. Ses yeux étaient entièrement blancs, sa tête exagérément tendue vers l’arrière, son corps étiré comme la corde bandée d’un arc prêt à décocher un carreau mortel.



Une odeur de cannelle et d’opium.



Et puis … la voix de Julien. « Christine, c’est toi ? »



Sa tête ballotait mollement sur son épaule : il la portait, comme si elle n’avait été qu’un simple sac de chiffons. Sa nuque était douloureuse. Ses cheveux étaient collés à son visage par ce qui lui sembla être du sang, mais elle ne le sentait s’écouler de nulle part. Son estomac lui renvoyait des relents indéfinissables. En laissant sa tête rouler de côté, elle vit s’éloigner au fur et à mesure des pas de Julien la ruelle qu’ils venaient de quitter. Les poubelles du bar. Et entre les poubelles, un paquet de chair morte, la mâchoire déboitée, la poitrine arrachée.



Les pensées se brouillèrent dans son esprit. Ce corps déchiqueté, ce cadavre, cela ne pouvait être qu’un malheureux concours de circonstances … elle essaya de se rappeler une rixe qui n’avait jamais existée. Elle … elle … 



Elle se réveilla dans la chambre de Julien. Penché au-dessus d’elle, il s’évertuait à nettoyer son visage et ses cheveux avec un gant de toilette humide, qui sentait le propre et la fleur d’oranger. L’expression de son visage était intraduisible. Fermée. Elle voulut d’abord croire qu’elle avait rêvé. Que la réalité s’était arrêtée à sa rêverie de lit propre et de peau savonnée, au début du concert … ce concert qui lui semblait lointain d’une centaine d’années. Elle l’interrogea du regard, et les yeux noirs qui ne semblaient même pas relever ses questions muettes en disaient plus long que n’importe quelle parole.



Elle pleurait.



La jeune fille pleurait des larmes silencieuses. Elle aurait voulu tout oublier. Sentir contre son buste celui rassurant de son homme, sa main dans ses cheveux, lui susurrant des paroles réconfortantes comme à un enfant aux genoux écorchés … 



« Julien, je … je ne me rappelle plus ! Je ne sais pas ce qui est arrivé à ce pauvre homme dans la rue … je te jure …



_ C’était une femme, lâcha laconiquement le jeune homme sans cesser de nettoyer le front de sa compagne.



_ C’est … qu’est-ce qu’il s’est passé ?! S’étrangla Christine qui tentait à présent de se redresser, et commençait à être agacée par la sensation mouillée sur son front et ses cheveux.



_ Tu sais ce qu’il s’est passé. Mieux que moi sans doute. Tu dois juste accepter de t’en rappeler.



Cette fois-ci, la jeune femme sentit une réelle colère monter en elle. Dangereusement proche de ce qu’elle avait éprouvé la veille, à la table d’Haruka :



_ Tu essaies de jouer au psy avec moi ?!



Julien cette fois-ci reposa le gant humide dans la bassine près de lui, et riva son regard dans celui de Christine :



_ Je ne joue à rien du tout. Seulement je ne peux pas te raconter une scène à laquelle je n’ai pas assisté ! Mais tu as vu son état … tu as le goût de son sang dans ta bouche, une partie de ses chairs dans ton estomac … tu étais à côté d’elle quand je t’ai trouvée. Qu’a-t-il bien pu se passer à ton avis ?



La jeune femme resta muette. Il lui sembla faire un effort intellectuel honnête pour tenter de se rappeler de quelque chose, mais son cerveau refusait de lui répondre. Elle ne savait comment interpréter le calme de son compagnon, compte-tenu de ce qui semblait se dessiner de plus en plus comme un meurtre de sang-froid, dont elle était l’unique et amnésique responsable. En pareilles circonstances, elle aurait pensé être en proie à une crise de panique, de larmes, elle aurait supplié pour ne pas passer le reste de ses jours en prison … mais aucune émotion ni pensée de ce genre n’effleura son esprit.



Alors elle éclata de rire. Elle balbutia : « meurtre de sang-froid », chercha le regard de Julien, et se mit à rire de plus belle. Il arbora un sourire discret mais complice.



Il soupira :



« Haruka avait raison. Il y a bien de la rage en toi. Tu vas devoir apprendre à la canaliser … autrement qu’en crayonnant et en te racontant des petites histoires dans ta tête bien sûr …



Christine s’arrêta brusquement de rire. Elle essaya de dire quelque chose qui traduisait son trouble et les centaines de questions qui se bousculaient son esprit, mais elle ne parvint qu’à émettre un son que Julien se contenta d’ignorer.



« … pour moi le chant marche bien. La thèse aussi était un bon catalyseur. Le sport bien sûr … un art-martial … enfin ce que tu veux. Ce que tu voudras bien me laisser t’apprendre … sans avoir envie de m’égorger bien sûr ! ».



Il lui fit un clin d’œil furtif. Se leva. Alla regarder machinalement à la fenêtre. Puis avança à pas félins vers la cuisine où Christine put l’entendre se servir un verre d’eau. Elle suivait et détaillait chacun de ses gestes, bouche bée.



« Ah oui ! Et puis bien sûr tu raconteras à tout le monde que tu es devenue végétarienne ! Ca évite les soupçons en cas d’esclandre, comme celui d’hier soir par exemple … »



Sortant la tête de l’encadrement de la porte, il ajouta, d’une voix plus douce et dans un léger sourire :



« Mais tu as bien fait de te débarrasser d’Haruka. Je commençais à en avoir marre de la voir trainer autour de toi. Après tout, je t’avais repéré le premier ! ».





La jeune vampire s’éveilla pour la première fois dans la pleine conscience de qui elle était, de sa beauté, de son intelligence, de sa supériorité. Elle regarda avec bienveillance et reconnaissance l’homme allongé près d’elle, parcourant d’un doigt invisible le tracé sinueux de ses tatouages qu’elle avait admirés tant de fois sans jamais vouloir en reconnaître le sens. Sa bouche avait retrouvé un goût de chair tiède et de salive qui ne lui convenait pas. L’appel du sang pulsait dans son corps, plus fort que n’importe quel désir de chair qui l’avait étreint jusque-là … elle s’extirpa du lit dans un glissement animal, inspira sa propre odeur de cannelle et d’opium, et regarda machinalement par la fenêtre les prémices du monde qui était désormais offert à sa rage, trop longtemps endormie …