jeudi 10 mai 2012

Eux deux.

C'est l'histoire d'un mensonge : celui qui dit que l'homme est un loup pour l'homme. C'est une vieille pensée, mais elle justifie encore aujourd'hui certains broiements d'os humains dans les milieux financiers. L'instinct grégaire est premier, parce que l'homme nait faible et immature. Parce qu'il nait en haïssant cet environnement hostile qui lui rappelle sans cesse sans faiblesse et son impuissance. Il maudit même sa mère qui ne vient pas toujours quand il la demande. L'homme ne nait pas aimant, non, mais il n'est pas un loup pour celui qui, comme lui, crie et pleure pour être nourri. Parce que l'homme est doué d'empathie pour l'homme. Il sait ressentir ce qu'il ressent, il sait penser ce que l'autre pense, il peut se reconnaître dans l'autre comme dans un miroir. L'homme est egoïste, mais c'est ce qui le sauve d'être un prédateur naturel pour son prochain ... Et dans tout ce qu'il peut retirer d'utile à sa survie dans cette empathie, il y a l'affection. Etre couvé du regard, des mains, se sentir exister des limbes ... Avoir conscience d'avoir conscience de sa finalité, et finir par émettre l'hypothèse qu'il y a peut-être quelque chose de bon à recevoir mais aussi à donner avant de partir. Peut-être pas dans ce sens-là, mettons ... "Qu'as-tu fait pour les autres ?", "Comment as-tu aimé ?", voilà ce qu'un dieu aurait dit à une femme morte et ressuscitée. Qui s'endort en pensant à ce qu'il a fait pour les autres dans la journée ? Qui ne pense pas à ce que les autres n'ont pas fait pour lui ? Pas moi.
Je les revois, eux. Debouts côtes à côtes, ils font mine de ne s'intéresser que superficiellement l'un à l'autre. Leurs mains reposent sur la balustrade, proches, très proches les unes des autres, solidement arrimées. Leurs auriculaires se frôlent, un sourire invisible pour quiconque cligne des yeux se dessine. Ils se disent à bientôt, et pendant des jours, leur coeur remonté dans leur oesophage bloque l'accès à toute autre nourriture que celles de leurs mots.
Quel loup se laisserait crever de faim pour un hurlement de loup ?

mercredi 2 mai 2012

Eux.

J'ai vu la chose la plus adorable et la plus parfaite du monde. La plus adorable et la plus parfaite pour moi. Ils étaient l'un à côté de l'autre, ils ne pouvaient pas se regarder, à peine se voir. Chacun dans sa tenue de travail, chacun faisant mine d'être préoccupé par quelque chose de plus important que la terre qui tourne autour du soleil et la lune qui tourne autour de la terre. Chacun regardant ailleurs, faisant mine d'ignorer l'autre tout en faisant tout pour ne pas être ignoré de l'autre. J'ai vu leur sourire, fugace, léger comme le vol d'un papillon fraîchement sorti du cocon, j'ai vu leurs mains se frôler l'espace d'un instant, un seul instant, un battement de cil, un grain s'évanouissant dans le sablier. J'ai vu les pupilles se rejoindre dans un milieu de nulle part connus d'eux seuls, et je les ai vu se séparer comme si de rien n'était.
Chacun d'entre nous doit avoir connu ça, chacun d'entre nous doit l'avoir ressenti au moins une fois.
Debout devant la pierre, je me demande si je l'ai bel et bien connu. Cette personne, ce sentiment. Je me demande si les liens du sang procurent des émotions aussi intenses que ce fragment d'éternité, je me demande si j'aurais pu être son amie, au lieu d'être une lointaine cousine. Je me demande ce que cela ferait d'être sa femme à cet instant, lui qui n'a jamais eu la même plus d'une semaine. Je regarde sa mère, sa toute petite mère minuscule, cette portion de femme solide et sèche comme de l'écorce qui a vu mourir son seul amour. Son bel amour, un très bel homme, plus beau que l'homme choisit par sa soeur, alors qu'elle n'était pas la plus belle ... cet homme si doux, si parfait, dont le coeur s'est déchiré comme ça un jour normal, un jour de mai. Et aujourd'hui elle enterre son fils à lui, son fils à elle, son fils qui n'est jamais parti, qui n'a jamais voulu laisser la place de son père vide. Elle prend l'urne, elle dit : "donnez-moi ça, donnez-moi mon gamin ..." et elle murmure pour elle-même : "en plus c'est tout chaud, ça me fera du bien". Elle a traversé tout le cimetière avec son urne sur la poitrine, tellement petite qu'elle aurait pu rentrer dedans elle aussi.
Quel intérêt de se battre, quel intérêt de ne pas aimer. Moi après ce jour-là j'ai dit à mon père qu'il était mon seul père, mon papa, que jamais je n'avais cessé de l'aimer, que je mourrai de chagrin quand lui mourra.
C'était tellement lourd, tellement grave, cette impression nauséeuse de ne pouvoir regarder nulle part. J'aurais voulu alors retrouver l'innocence d'un simple instant suspendu dans l'éternité, quand j'étais assise sur ce banc d'amphithéâtre, et qu'il est venu s'asseoir près de moi, faisant mine de ne pas me regarder, de ne pas me voir ...
J'ai vu la chose la plus adorable et la plus parfaite du monde. Je les ai vu.