mercredi 21 novembre 2012

Boomerang

Reviendras-tu ?

Je scrute l'horizon, une main en visière, et je ne vois plus rien.

Les avions passent dans le ciel. Les bâteaux fendent la mer. Vers la Grèce, vers l'Amérique.

Et tu es quelque part entre les deux.

Mon coeur est un boomerang, et tu es un boomerang, mon coeur.

Ton nom fait boom, bang, rrrr, il surprend, il sidère, il grogne et il éructe.

Quand il revient, c'est dans ma gueule.

Quand il ne revient pas, c'est sans mon coeur.

vendredi 2 novembre 2012

La forêt.


L’homme assis au bord de l’étang vit dans l’eau le reflet du prédateur qu’il était.

 
Ses narines frémirent : l’odeur d’un gibier, un daim, une biche peut-être. Ignorer cela. Ignorer l’appel du sang, cette impulsion métallique émise par les couches inférieures de son cerveau et qui diffusait partout dans son corps des messages chimiques et électriques. Ses muscles se bandaient malgré lui. Ses vêtements à cet instant lui semblaient une entrave ridicule, et à plusieurs reprises ses doigts caressèrent les boutons de sa chemise, se demandant si oui ou non il fallait l’arracher. L’arracher, la jeter, et courir, sauter, bondir, s’accrocher, s’agripper, se jeter sur, planter ses dents, planter ses griffes, broyer, tordre et enfin se nourrir. Survivre.

 
« C’est ridicule ».

 
Il soupira, glissa finalement sa main dans sa poche, et se redressa. Il avait une maison, et dans sa maison, un frigo remplit d’une nourriture déjà prête.  Il avait une femme offerte, une chair à pénétrer et à goûter. Il n’avait pas besoin de chasser, pas besoin de tuer. Non. Mais il avait envie.

 
Quelque chose se froissa derrière lui. Un bruit familier, un craquement. Quelqu’un ou quelque chose ne cherchait pas à se cacher de lui … ou si ? Dans les deux cas, c’était imprudent. En particulier lorsqu’il était dans cet état.

 
Il essaya de se retourner le plus civilement qu’il put. Sans brusquerie, sans montrer les dents. Mais quelque chose de sauvage et singulier devait avoir persisté dans son regard, car la femme qui se tenait là ne put contenir un hoquet de surprise.

 
Il ne s’attendait pas vraiment à voir une femme. Encore moins à sentir l’odeur de sa chair et de son sang, car le plus souvent les parfums industriels parasitaient trop facilement son odorat humain. Il aurait préféré que celle-ci soit parfumée. Car seuls, dans une forêt, dans son état, la tentation était grande d’oublier la chemise, le frigo, son épouse, et la loi.

 
« Vous êtes perdue ?

 
_ Absolument pas, répondit la femme d’une voix qu’elle voulait assurée, mais qui trahissait son trouble. Elle ne s’attendait visiblement pas à le trouver là, elle non plus.

 
_ Je viens souvent ici, mais je ne vous ai jamais vue avant.

 
_ C’est parce qu’en général je viens la nuit. Ou tôt le matin. Je ne vous ai jamais vu non plus. Monsieur …

 
_ Da Silva.

 
Elle ricana.

 
_ Da Silvae hein ? On croirait que vous l’avez inventé pour l’occasion !

 
_ Et pourtant c’est bien mon nom. De la forêt brune, si vous voulez savoir. Je vous laisse en déduire ce que vous voulez, Madame …

 
_ Je ne voulais pas vous vexer. Je suis un peu surprise, et nerveuse. Quand je trouve quelqu’un sur mon territoire, je deviens vite agressive. Je n’aime pas que l’on prenne ses aises dans ce que j’ai eu tant de mal à conquérir.

 
_ J’ignorais que c’était votre territoire. Mais si mon effraction me permet d’assister au spectacle de votre « agressivité », alors je ne regrette pas ma méprise …

 
Les narines de la femme se dilatèrent imperceptiblement. L’homme sourit. Il aimait la violence dans les yeux des gens, leur lutte interne pour la contenir tant bien que mal, l’activité palpable de leur cerveau calculant à toute vitesse si oui ou non ils avaient une chance de l’emporter. Dans le cas présent, la réponse était évidemment non, mais cela valait le coup d’essayer, du moins c’était la conclusion qu’il lui semblait pouvoir lire dans ses yeux en forme de gouffres, profonds, bien que trop rapprochés pour lui donner réellement l’air menaçant.

 
_ Je ne connais toujours pas votre nom. Mais peut-être souhaitez-vous garder cet avantage sur moi, puisque c’est le seul que vous ayez ?

 
Il pouvait décrire précisément tout ce qui se passait dans le corps de la femme qui se tenait là, en face de lui. La décharge de cortisol partant de l’hypothalamus et des glandes surrénales, le cœur emballé par ce poison, le sang déversé par torrents dans les muscles, vidant progressivement le cerveau, le cortex pré-frontal, frontal, le néocortex … tout ce qui lui permettait de penser, raisonner, rétorquer, serait bientôt réduit à l’état d’une petite noisette archaïque. Il ne put s’empêcher de rire à cette pensée, tout en sachant que ce rire ne ferait qu’amplifier l’ire de celle qui devenait chaque seconde un peu plus son adversaire.

 
Ses pupilles se dilatèrent brutalement. Il sut qu’elle avait sur sa langue le goût du sang, exactement comme lui, quelques minutes plus tôt.

 
Et c’était son odeur à elle qui avait provoqué cela.

 
Elle bondit dans un feulement qui évoquait le son d’un chat malade. Sa tête percuta le cou de l’homme, sa main s’enfonça dans son ventre, comme si elle avait cherché à saisir ses organes à travers la peau et les muscles. Ce fut douloureux, mais pas trop. Assez pour réveiller à son tour la cascade infernale de drogue et de sang. Pas assez pour oublier qui il était et ce qu’il devait faire présentement. Il pensa à la chaleur de sa maison, au visage de son épouse, à toutes les choses humaines et modernes, à tout l’héritage de Caïn qui pouvait lui être enlevé pour de bon, s’il allait trop loin.

 
Il saisit la femme aux épaules, la bascula au sol, enroula ses doigts autour de sa gorge – sans serrer – et planta son regard dans le sien, désormais injecté de sang.

 
« Tu te calmes ».

 
Essaya-t-il de glisser d’une voix qui se voulait tranquille, mais ferme.

 
« Tu te calmes. Je ne t’ai rien fait. Tu te calmes. Je ne vais rien prendre ici, je ne vais pas boire ton eau, je ne vais pas chasser tes cerfs, je ne vais pas briser ton cou. Je suis là parce que je suis comme toi. Je vais partir si tu restes calme. »

 
Mais la femme n’entendait pas. La simple domination de l’homme de la forêt sur elle, sur son corps, la rendait sourde à toute raison, son cerveau-noisette continuait de lui fournir la drogue et le sang, son corps était un arc tendu, elle convulsait sous l’homme au risque de s’étrangler elle-même, ce qui ne semblait pas la gêner.

 
L’attrapant cette fois-si par le cou, il la jeta dans l’eau de l’étang. Elle eut le temps d’agripper son visage du bout des ongles, emportant avec elle quelques grammes de peau.

 
Alors que l’eau éclaboussait du fracas de son corps, l’homme essuya sa joue du bout des doigts. Il lécha ses doigts pour sentir ce goût, ce goût qui lui manquait tant. Il sourit de nouveau.

 
« La garce. »

 
Elle ne remontait pas. L’eau roulait doucement vers la rive comme si rien ne l’avait pénétrée.

 
Il se pencha, prudemment, comme pour y voir son reflet. Et il vit son visage à elle, qui le regardait.

 
L’homme assis au bord de l’étang vit dans l’eau le reflet du prédateur qu’il était.