jeudi 31 janvier 2013

Le chuchotement de la pierre

Son passage dans l'allée du cimetière laissait derrière elle un sillage touchant de tabac blond et de feuilles de platane froissées et mouillées. A moins que ce ne fut-ce l’odeur naturelle de l’automne dans cette région-ci de l’Angleterre, battue par les vents humides de sel et oubliée des  guides touristiques et des regards même de ses propres habitants. Les vieux avaient l’air de morts qui ont oublié qu’ils sont morts, et les jeunes – pour ce que l’endroit en comptait – semblaient parfois sortir d’un rêve, la lippe pendante et humide de salive, le regard creux, les cheveux couleur de feuilles où s’insinuaient parfois des cheminements de couleurs criardes, vestiges de soirées à regarder rouler les canettes de Kilkenny, attendant que l’apocalypse daigne percer le plafond de leurs chambres ou de leurs garages pour venir les arracher à un quotidien qui ne pouvait guère être qualifié de désenchanté, puisque n’ayant jamais été touché par la grâce d’une fée, fut-elle artificielle.

Mais Eléonore n’était pas comme eux. Ni jeune, ni vieille, ni de cet endroit ni tout à fait d’un autre – puisqu’elle n’avait passé que 5 ans de sa vie à frôler les pierres bretonnes avant que son père ne soit contraint de s’installer dans un de ces pavillons fades, vaguement entourés de verdure, dont il ne cessait de répéter que cela lui « suffisait », comme si la vie n’avait à lui fournir qu’une médiocre satisfaction en tout – elle passait le plus clair de son temps à faire crisser le gravier calibré de l’allée du cimetière. Le cimetière était ce que l’endroit avait de plus notable. D’abord il était grand, ensuite il était plaisant. Toute la verdure invisible des jardins et des rues semblait trouver refuge ici, dans les ifs et les peupliers, dans le lierre qui les étreignait, dans les herbes sauvages qui éclataient en gerbes comme des feux d’artifices monochromes affleurant le sol meuble, pour peu que l’on s’aventurât hors des sentiers tracés. Ce jardin sauvage attirait cependant peu la population, qui semblait considérer que le lieu – loin d’être sacré – était maudit de par la simple présence des stèles, des croix, et surtout des statues, auxquelles Eléonore n’avait jusqu’alors jamais vraiment prêté attention.

Un soir qu’elle et son père tentaient péniblement de changer quelque chose à leur quotidien gris et mou en épongeant des demi de bière tiède avec leurs lèvres, Eléonore avait entendu la vieille prostituée campée derrière le bar cracher à un type qui semblait déjà à moitié décédé sur son comptoir que les statues du cimetières étaient «un caprice de sales gosses de riche » qui avaient depuis longtemps déserté l’endroit en laissant leurs morts « fardés comme des pétasses » derrière eux. Considérant l’aspect général de Dolly – c’était le nom de la vieille – dont la dégaine s’apparentait plus à ce que serait Britney Spears dans trente ans qu’à un honnête sujet de la Couronne, Eléonore trouva la réplique savoureuse. Son père avait d’ailleurs dû penser de même, car il lui avait lancé un petit clin d’œil en souriant en biais derrière sa pinte, à moins que ce ne fut-ce un rictus de dégoût. C’avait été le meilleur moment de la soirée.

La remarque de Dolly avait en tous les cas suffisamment piqué la curiosité – qui n’avait plus guère été sollicitée depuis une bonne dizaine d’années maintenant – d’Eléonore pour qu’elle eut envie un jour de franchir la mince grille rouillée (grinçante et tarabiscotée à souhait, « digne d’un film de Tim Burton » avait-elle pensé) et d’aller observer de plus près ces statues qui dérangeaient tant le fleuron de l’intelligentsia britannique. Nonobstant l’impressionnant corbeau qui avait semblé fondre sur la tête d’une jeune femme de granit qu’Eléonore s’apprêtait à toucher du bout de ses doigts, et qui l’avait faite reculer d’au moins trois bons pas en un bond, rien à première vue ne semblait si dérangeant, effrayant, ou ne serait-ce même qu’un peu intéressant dans ce bal figé, blanc et muet de corps affligés ; l’un le visage suppliant un ciel sourd, l’autre les ailes repliées sur un corps fuselé d’adolescent bouclé, celle-là encore semblant danser avec des pieds de plomb la bouche tordue par le chagrin, et puis de ci de là, un angelot, un enfant, tous drapés comme des prélats romains.

A première vue donc. Mais lorsqu’Eléonore se décida à sortir du cimetière, convaincue qu’il n’y avait rien à voir – encore une fois, rien à voir – et qu’elle porta son regard à sa montre, elle vit, presqu’avec soulagement, que quelque chose d’important avait dû se produire. Le « quoi » lui échappait encore, mais elle était certaine de ne pas avoir passé plus d’un quart d’heure, vingt minutes tout au plus, à contempler ces moroses sculptures, et pourtant les aiguilles lui indiquaient que trois heures étaient passées. Elle ne voulut même pas penser que sa montre put être déréglée, elle ne voulut penser à rien qui puisse être considéré comme logique, rationnel ou cohérent dans ce phénomène, sa conviction et son raisonnement ne faisaient qu’un, et pour la première fois depuis des années, cela ressemblait à quelque chose d’excitant : elle avait sans doute été hypnotisée par les statues du cimetière.

Dès le lendemain – puisque dans ces congés d’octobre qui n’en finissaient plus elle n’avait rien de mieux à faire, son salaire quasi-symbolique à la bibliothèque lui permettant tout juste de pouvoir, à tente quatre ans, vivre avec son père – elle décida donc d’y retourner. Les rares personnes qu’elle croisa en faisant chemin, particulièrement élégante et d’un pas décidé, semblaient rien qu’à leurs coups d’œil torves deviner où elle allait et ce qu’elle allait y faire (alors qu’elle-même l’ignorait !), et que ce qu’elle allait y faire serait forcément répréhensible ou dégoûtant, ou bien encore les deux.

Peut-être était-ce la chaise longue pliante – relique de vacances en France, à la Baule – bien calée sous son bras, ou l’étole cramoisie épaisse jetée sur ses épaules qui jurait peut-être avec la finesse de ses cheveux blonds cendrés, ou peut-être encore son sourire, spontané, mais qui pourtant lui semblait à elle-même une grimace, tant il avait peu servi depuis qu’elle était en âge de s’apercevoir qu’il n’y avait absolument rien de drôle à être en vie.

Elle s’était faite belle, oui. N’ayant pour ainsi dire jamais eu l’occasion de se déguiser en femme pour un rendez-vous galant ou une soirée chez l’ambassadeur, Eléonore s’était fait la réflexion que si Dolly pouvait aller travailler habillée comme un travelo, elle pourrait se rendre au cimetière vêtue comme une lady.

Au rendez-vous imaginaire qu’elle s’était fixée – 16h15 – Eléonore vit à sa montre qu’elle était en avance. Elle s’excusa auprès de ses hôtes chtoniens qui ne prirent guère ombrage de cette petite entorse à la bienséance. Les corbeaux, en revanche, croassaient de plus belle depuis qu’elle avait déplié sa petite chaise longue à la toile bleue. Faisant semblant de ne pas les entendre et souriant de plus belle, Eléonore sorti de son sac de Mary Poppins (c’est ainsi que son père appelait cette besace ventrue à la toile au motif tartan passablement élimé, et au fermoir ripant de porte-monnaie de vieille dame) un thermos de thé décoré de fleurs de cerisier japonais défraichies, et deux petites tasses de porcelaine luisante à peine ébréchées.

En réalité, elle en avait bien d’autres dans son sac qui ne contenait pour ainsi dire que des tasses, mais Eléonore se dit que deux, pour commencer, cela était bien.

Elle se servit du thé dans une. Du Lapsong Souchong, de la marque Tetley, déjà prêt à infuser dans de petits sachets mousseline pré-dosés. Il sentait la fourrure de chat qui se serait baladé sur les toits, l’hiver, entre les torsades de fumée blanche exhalées par les cheminées. Le hareng saur. L’allumette consumée. Le macaron à la réglisse de chez Ladurée (le seul macaron qu’elle n’eut jamais goûté, lors de son unique voyage à Paris, il y avait maintenant plus de 5 ans. Le Lapsong Souchong de Ladurée était d’ailleurs bien meilleur que celui qu’elle se servait par cette frisquette journée d’automne).

Le temps était identique au temps qu’il faisait la veille, et l’avant-veille. Ici, plus personne ne prêtait attention au temps car il était chaque jour identique : un ciel couleur paille fanée, crachotant une lumière pisseuse entre deux gros moutons joufflus d’un gris allant du cashmere à la mine de plomb écrasée. Parfois, un franc rayon de soleil se frayait un chemin jusqu’au sol, si rare qu’il semblait être la main de Dieu même. Plus souvent, les gros moutons s’ébrouaient au-dessus de la tête des habitants, et de grosses gouttes lourdes et sales leur tombaient sur le dos comme autant de doigts d’enfants taquinant le grand-père endormi sur le canapé après le repas dominical. L’endroit et tous ses habitants, dans leur grand et gris ensemble, était un après-repas dominical, songeait souvent Eléonore.

Sans conviction, mais toujours avec le sourire, elle proposa à l’assemblée statuant une tasse de Lapsong.

Après un moment de relatif silence (vent dans les feuilles, croassement des corbeaux, ronronnement lointain des voitures), à mesure qu’un pseudo-soleil déclinait derrière le ciel, en une lumière crémeuse qui déformait au ridicule les ombres des statues, l’une d’elle, figurant une femme coiffée d’un chignon dont les mèches folles tombaient en accroche-cœur sur son front, murmura un « oui, j’en voudrais bien un peu ». Elle n’avait pas bougé, pas grincé, pas même esquissé une intention de geste en direction d’Eléonore. Seules ses lèvres, telles deux rails de cendres, avaient clairement et indubitablement esquissé ces mots.

Pourtant, Eléonore resta interdite. Le regard rivé sur le visage de la statue, elle se redressa en slow-motion, comme si un geste un peu trop rapide de sa part aurait pu risquer de briser l’enchantement, l’éclatement dans le réalité de sa conviction de la veille, l’évanouissement soudain du bal des pierres à mesure que son réveil sonnerait l’heure du réel … et lentement, très lentement, les yeux ne clignant plus, les doigts fins et blancs de la jeune femme effleurèrent le visage de son alter ego immortelle qui en conceva un sourire timide, mais un sourire quand même.

Eléonore ne voulait pas passer pour une pintade hystérique. Une oie blanche. Une Alice surprise et choquée de tout. Elle voulait donner le sentiment de s’attendre à ce qui se passait, et c’est dans cette idée qu’elle essaya le plus naturellement du monde de servir une tasse de thé et de la tendre vers la statue, ne sachant exactement si elle devait viser une main, ou la bouche.

« J’en voudrais bien un peu, répéta la statue d’une voix douce mais lointaine, comme marquée d’un léger écho (à l’instar de ces chanteurs à la mode qui donnaient à leur voix des relents d’outre-tombe par des effets de réverbération), comme je voudrais goûter un carré de chocolat, tremper mes lèvres dans un doigt de brandy, monter ma jument alezane à travers notre cottage des Highlands, et tant d’autres choses encore … mais, je ne le peux point. Savez-vous pourquoi ? »

Eléonore se sentit stupide, et même insultante avec sa tasse de thé mollement tendue vers celle qui venait de s’exprimer derrière son masque de pierre. Elle s’empressa de reposer la tasse où elle put, et répondit, tentant de rendre sa voix  à la fois désolée et assurée :

_ N… Non, madame. Je ne sais pas. Parce que vous êtes une statue j’imagine … (sa réponse lui sembla être la réponse la plus stupide de l’univers, toutes questions confondues).

_ Mais non. Je ne suis pas une statue. Vous conduisez une voiture, pourtant vous n’êtes pas une voiture, si ? Bon. Eh bien moi c’est la même chose, je ne suis pas une statue. La statue porte ma voix, qui autrement serait inaudible à vos oreilles, et surtout à votre âme. Je ne peux goûter à votre thé ni à un carré de chocolat simplement parce que je suis morte, Miss …

_ Eléonore !

_ Miss Eléonore (Eléonore ne répondait rien, suspendue aux lèvres crayeuses de la statue, ce que cette dernière interpréta à juste titre comme une invitation à poursuivre son récit). Enchantée, Miss Eléonore. Je me nomme Elizabeth Fitzroy. Je me nommais … je suis morte, voyons … en quelle année sommes-nous ?

_ 2011. Octobre 2011 ! S’empressa de répondre la jeune femme.

_ 2011 … eh bien, j’imagine que cela fait longtemps que je n’ai eu l’occasion de converser avec un vivant. Voyez-vous les gens ont totalement oublié l’intérêt, pratique j’entends, de l’ornement funéraire. Moi-même, de mon vivant, je n’aurais jamais songé à aller converser avec ma pauvre mère se décomposant six pieds sous terre par le biais de sa sépulture ! Et pourtant aujourd’hui la voilà à côté de moi, et si je ne l’avais pas pour me tenir compagnie, je mourrais sans doute une deuxième fois d’ennui (elle fit une pause. Eléonore ne disait toujours rien, ayant jeté un bref coup d’œil au buste sévère de la mère en question, qui considérait le vide qu’elle fixait avec beaucoup de gravité). Alors mon amie, voulez-vous bien regarder en quelle année je suis morte je vous prie ? Ma mémoire me fait défaut, les vers ayant depuis longtemps grignoté les informations de mon cerveau …

Eléonore mit un temps à comprendre de quoi il s’agissait. Elle réalisa soudain que les statues n’existaient pas comme simple ornement pour promeneurs du dimanche en mal de recueillement, mais qu’elles ornaient des pierres tombales rongées par le lichen au point qu’elles semblaient désormais se fondre avec le sol même. Elle se précipita au sol dans un froufroutement de tissu, et gratta avec ferveur – comme un chercheur d’or rendu à moitié fou par la frustration et le soleil – la pierre recouvrant la dépouille d’Elizabeth.

Elle déchiffra à haute voix :

Elizabeth Fitzroy

1856 – 1882

Forever with the Lord

_ Ah oui, répondit Elizabeth sur le ton qu’on aurait employé en se rappelant un moment gentiment embarrassant de sa vie, comme la fois où Eléonore s’était retrouvée jupe par-dessus tête un jour de grand vent, dans la seule rue un tant soit peu fréquentée de l’endroit. Oui, je me rappelle maintenant. Ce n’était pas vraiment hier il faut dire … Je montais Pénélope (Pénélope c’est ma jument alezane, Dieu seul sait où sa carcasse repose aujourd’hui), et celle-ci s’est pris peur avec je-ne-sais-plus-quoi. Je suis tombée. Mais ça ne m’a pas tué, non. J’ai gardé le lit pendant des jours, interrogeant du regard les visages embarrassés de ma famille qui allait et venait autour de moi en évitant soigneusement de croiser mes pupilles. Quand j’ai compris que la sensation de plomb qui entourait mes jambes perpétuellement engourdies ne s’en irait jamais, j’ai … eh bien je crois que je me suis trainé jusqu’à la fenêtre comme une pauvre créature gluante, une limace … (sa voix, dans son lointain écho, sembla tressaillir légèrement) et j’ai jeté ma pauvre carcasse par-dessus bord. Mon premier souvenir après ça fut une sorte de réveil, si on peut appeler ça comme ça … une sensation d’être faite de terre, d’obscurité, d’humidité, et même de bois. Le propre écho de ma voix m’est parvenu, et je l’ai suivi dans des méandres de la pierre, jusqu’à comprendre que ces méandres étaient comme des capillarités, et que je suis la sève qui la parcourt jusqu’à vous, ce soir. La nuit est tombée, voyez ! Le temps n’a plus court dans ce cénacle, vous vous en êtes rendue compte je crois le mois dernier.

_ Hier vous voulez dire ? Répliqua Eléonore, toutefois pas tout à fait certaine de ce qu’elle avançait.

_ Si vous voulez, lâcha laconiquement la statue dans un chuchotement pâle et, bien qu’elle était restée immobile presque tout le long de cet étrange échange – immobile, sauf les lèvres – Eléonore put voir sur le visage de la statue qu’elle ne dirait plus rien.

Alors Eléonore se laissa mollement choir dans sa chaise longue de la Baule. Attrapant sa tasse du bout de l’index et du majeur pour siroter son jus de hareng froid. Elle se rendit compte qu’elle pleurait, parce que le haut de son corsage en soie commençait produire une sensation gluante et froide sur le bombé de sa poitrine menue. Sa petite cape ne lui tenait d’ailleurs plus assez chaud. Sa montre indiquait un impossible 21h, si bien qu’elle n’y prêta aucune attention.

« Il ne faut pas être triste, Miss Eléonore ».

La voix provenait d’un angelot de pierre, ridiculement petit, dont la tête penchait pitoyablement vers une stèle miniature gravée d’inscriptions néogothiques délavées. Il serrait contre sa poitrine chétive un minuscule bouquet de fleurs des champs, ou quelque chose comme ça. Eléonore se leva et s’agenouilla, presque recroquevillée, sur la petite tombe pour y lire qu’un certain Henry Culpepper y gisait, et qu’il était mort à l’âge de six ans. La jeune femme fit rouler sa tête sur la pierre et vrilla le reste de son corps pour se retrouver allongée sur la tombe, visage tourné vers un ciel où de rares étoiles – particulièrement brillantes cependant, il sembla à Eléonore qu’elle les regardait pour la première fois – pulsaient leur lumière vers elle entre des masses lourdes et mates. Il faisait nuit, et Eléonore ne savait pas comment cela était possible.

« Henry » murmura-t-elle, entre appel et constat.

« Oui, Miss Eléonore ?

_ Tu es mort comment toi ?

_ J’étais phtisique mademoiselle, lui répondit une voix cristalline qui évoquait à Eléonore l’écho d’une goutte glissant d’une stalactite dans une grotte, ou une baguette fine caressant des carillons fins eux aussi. Un jour, je n’ai plus vu la lumière par la fenêtre où Miss Fitzroy s’était jetée plusieurs années avant ma naissance, et j’ai toussé de la terre dans le noir.

_ Vous êtes tous morts dans cette chambre ici ?

_ Oh non mademoiselle. Mais nous avons tous vécu dans la même maison, mais pas au même moment.

_ C’est quelle maison ?

Eléonore regardait les minuscules petites lèvres de velours souris palpiter comme des ailes de papillons de nuit piégés dans la lumière. Elle riait doucement en posant sa question, sans vraiment de raison. Henry ne sembla pas s’en offusquer.

_ C’est le domaine Kenwood. Dans une forêt je crois … je ne me souviens pas. »

Le nom ne résonnait pas dans la tête d’Eléonore, qui était pleine de coton chaud et crépitant.

Une autre statue sembla  le deviner :

« Le domaine n’existe plus. Il a été rasé par la municipalité de cet endroit. Nous sommes les seuls rescapés, pour ainsi dire.

L’écho de voix provenait cette fois de la statue de l’ange adolescent aux cheveux bouclés. Eléonore se redressa d’un bloc, et s’avança dans une désormais quasi-pénombre vers la silhouette qui, dans le froid humide, semblait grelotter. Eléonore remarqua que les pieds de la statue étaient léchés par une brume épaisse comme du yaourt, mais pas les siens. Elle regarda le visage du jeune homme en passant son visage sous le sien, trop penché et trop sombre pour être considéré en face à face. Les lèvres avaient l’air de vibrer, la voix aussi était comme du yaourt : blanche et suave.

_ Comment vous appelez-vous jeune homme ?

_ Je ne me rappelle pas, répondit la voix sans l’ombre d’un chagrin.

Eléonore baissa les yeux vers le sol, puis tout son buste quand elle constata que la carte d’identité mortuaire devait être enfouie sous des couches de feuilles et de mousse. Elle balaya du bras et gratta de la main dix bonnes minutes, mais sous la couverture de la nuit le nom était indéchiffrable par ses yeux. Elle essaya donc avec ses doigts de suivre le contour des lettres gravées dans le marbre : J-U-L

_ Julian, termina la voix sans soulagement. Julian Kenwood. J’étais le fils des premiers propriétaires du domaine, je me souviens maintenant. Je devais me marier à Elizabeth, mais j’étais en voyage quand elle a chuté de son cheval … et … j’ai tardé à revenir. Mais pas à la rejoindre. Maintenant je sais ce que signifie passer l’éternité auprès de quelqu’un … mais j’échangerai volontiers mon éternité contre quelques secondes pour pouvoir me tourner vers elle. »

Cruelle ironie, Eléonore constata qu’en effet la statue de Julian tournait le dos à celle d’Elizabeth, et qu’elle était bien trop frêle pour y changer quoi que ce soit.

La jeune femme perçut alors l’écho d’un sombre ricanement qui provenait du buste de la mère d’Elizabeth, dont le regard, bien que n’ayant pas réellement changé, semblait désormais afficher une vague lueur de triomphe pourri.

Une chouette hulula. Une ombre découvrit pour quelques minutes le pale halo de la lune, très haute dans le ciel, dont la bouche en forme de « O » semblait se désespérer pour ceux qu’elle veillait en cet instant.

Eléonore s’approcha des deux autres statues, et elle se rendit compte que l’enfant tenait la main de la femme dansant avec des pieds de plomb. Elle en fit le tour, plusieurs fois, mais les statues restaient muettes. Au bout d’un certain temps de ce petit ballet, une toute petite voix, émanant des lèvres de l’enfant que la jeune femme devinait seulement à la lueur de la lune, chantonna :

Une pomm-eu vert-eu,

Une pomm-eu roug-eu,

Attention au ver-eu,

Tombe dans la rivièr-eu,

Et plus rien ne boug-eu !

Curieux. Eléonore n’avait jamais entendu cette comptine qui ne semblait n’avoir aucun sens (comme souvent les comptines pour très jeunes enfants en réalité). Et voilà que lui faisaient écho des sanglots, de lointains lointains sanglots émanant de la femme qui lui tenait la main.

Et le silence imparfait de la nuit recouvrit les murmures.

Eléonore marcha ce qui sembla lui être plusieurs heures autour des statues (c’est en tout cas ce qu’affichait sa montre, dont les aiguilles s’emballaient chaque fois entre la demi et l’heure pile), mais aucune ne daigna plus prononcer mot, même lorsqu’à genoux elle supplia à Elizabeth de lui redire quelque chose, lui proposa de lui porter un message pour Julian, qui resta sourd également à ses suppliques. Alors, épuisée, elle s’allongea de nouveau près du petit angelot de Henry, qui ne disait plus rien lui non plus. Elle sentit alors qu’elle était gelée, mais elle s’endormit à mesure que se formait cette pensée.

Elle rêva de la femme et de l’enfant jouant près d’une rivière. La femme buvait du vin en riant avec quelqu’un qu’elle ne voyait pas. Son visage était rubicond, ses lèvres bleues. Le silence qui régnait en-dehors de son rire avait quelque chose de glauque, mais qu’est-ce qui n’était pas glauque dans un rêve … Dans ce qui sembla en être un second, plus chaotique, plus dérangeant, la visage de la femme était recouvert par de l’eau, l’eau de la rivière, et elle criait muettement, sans pour autant se débattre, et au fond de l’eau des algues blondes s’agitaient mollement. Des algues de cheveux. Et une pomme pourrie.

Un frisson parcourut l’échine d’Eléonore, dont l’esprit était à présent noyé dans l’odeur poisseuse du cimetière. Elle ouvrit grands les yeux dans un hoquet de surprise, sentant nettement une pellicule de sueur glacée se former dans son dos. Son cœur semblait avoir commencé à s’emballer depuis bien avant son réveil, et lentement et sûrement, ses pensées se bousculèrent pour rejoindre la cadence. Bientôt il n’en resta qu’une. Une toute petite, qui tenait en sept mots. Une pensée limpide, claire, nette, simple. Affreusement simple. Petite. Toute petite. Limpide, transparente. Alors Eléonore tenta de se rendormir dessus, en fermant un peu trop fort les yeux et en respirant un rien trop lentement. Un grain de sable dans le rouage. Rien, pas grand-chose. Sept mots sur lesquels son esprit commencer déjà à se fendre :

« Je n’ai jamais porté de montre ».

FIN