vendredi 6 décembre 2013

Le petit cimetière étrange de Cumberbach

Connaissez-vous le charmant petit village de Cumberbach ? Niché dans les hauteurs de la ville de Shmoll, à quelques kilomètres à peine de la commune de la Butte, qui a vu naître le grand écrivain Phillibert Sauvenargue de la Butte ? Non ? C'est bien dommage. Mais si vous en avez l'occasion, un de ces jours, n'hésitez pas à aller y faire un tour, vous y trouverez un charmant belvédère qui domine toute la vallée shmollienne, une adorable placette où se tient tous les samedis matins, dans le poudroiement frais des platanes, une brocante-vide-grenier-braderie-loto-bingo-kermesse, et non loin de là la chapelle de Notre-Dame-du-Caillou dont les premières pierres furent posées il y a au moins un siècle, si ce n'est deux. Et puis bien sûr, derrière l'église, légèrement en contrebas, le petit cimetière, le fameux petit cimetière de Cumberbach.
Pourquoi fameux me demanderez-vous ? Et bien jugez plutôt : il y a des années, un siècle peut-être, voire même deux, on raconte que le maire du village perdit le même jour son épouse adorée et sa petite fille encore plus adorée dans un atroce accident de train (ou était-ce de cheval ? Enfin quelque chose qui circulait en ce temps-là ...), et, qu'inconsolable, il supplia le prêtre de lui permettre de garder près de lui, à porter de mains et de baisers, les corps de ses deux petites chéries. Bien sûr l'homme d'église refusa, vous n'y pensez pas ! Priver la chair de votre chair de la terre sainte, risquer leur âme au moment du Jugement Dernier, encourir la colère divine et le châtiment divin, sans parler de la puanteur des cadavres en décomposition bon sang de bois !!
Mais le maire pleurnicha, chouina, supplia, se roula dans la poussière et dans sa propre morve les mains jointes en prière, sous l'embarras grandissant du Père Mornecroix (c'était le nom du prêtre), : "juste leurs têtes ! Leurs têtes mignonnes ! Leurs têtes adorables ! Une main ! Juste une main ! Une main douce et toute dodue ... un doigt ! Un petit doigt mutin à serrer près de moi ! Je vous en supplie, un lobe d'oreille, un téton !!". Mornecroix pesta : "il suffit !", et Monsieur Millemule (c'était le nom du maire) changea trois fois de couleur avant de traverser l'adorable placette en vociférant, crachant, pestant, pour finir par s'enfermer à triple tour et moultes planchettes en bois avec les corps déjà bien roides et bien froids de ses deux trésors. Il jura à travers la cloison que nul ne les lui prendrait, foi de Millemule !
Bien vite, ceux qui n'eurent pas vent de la rumeur en humèrent l'odeur, et tout le village se partagea entre consternation et apitoiement pour ce pauvre Monsieur Millemule qui cajolait ses mortes puantes toute la sainte journée. Les villageois pour la plupart désertèrent le camp de Dieu pour celui de la charité humaine, car les plus jeunes s'imaginaient, et les plus vieux se souvenaient, de la douleur que cela était de perdre un être cher. Car la mise en terre était dans les cœurs comme une seconde mort, celle qui disait : "chaude ou froide, flasque ou raidie, plus jamais tu ne toucheras de cette peau, de ces cheveux, tu ne serreras dans tes bras que ton propre corps dans le souvenir tiédasse de celui qu'il fut". Alors les villageois à leur tour supplièrent le Père Mornecroix de se montrer clément, malgré quelques voix qui s'élevèrent au sujet de l'odeur qui dans le village devenait insoutenable, et une poignée d'imbéciles qui évoquèrent la possibilité de forcer la maison du maire et de le faire interner de force à Louison Goulague, l'hôpital psychiatrique le plus proche.
Inquiet de voir son église déjà bien petite et bien pauvrette se vider de ses ouailles, le Père Mornecroix n'eut d'autre choix que de céder à la vindicte en proposant  ce qui lui était venu la veille, dans son bain de siège, comme une épiphanie : enterrer femme et enfant Millemule au cimetière, dans la plus pure et la plus grande tradition chrétienne, MAIS n'envelopper le corps que d'un linceul blanc - comme cela se faisait en des temps immémoriaux - et laisser dépasser de la terre un membre choisi par le veuf éploré : qui une main, qui une touffe de cheveux ... qui, si elles se décomposeraient bien à leur tour, auraient au moins le mérite de laisser les Cumbibi (c'est ainsi que l'on nomme les habitants de Cumberbach) respirer un air moins frelaté, et au maire de venir se consoler de la perte de l'être chair en s'y frottant à son envi.
Le village exulta. L'idée était brillante, le maire ravi, le prêtre soulagé, et l'enterrement de Madame Millemule et de la petite Millemule fut une grande réussite et une immense satisfaction pour le village et pour Monsieur Millemule, qui choisit de conserver en trait d'union entre le monde vivant et celui de la terre le petit pied mutin de son épouse (le gauche) et le petit genou cagneux (mais lui aussi mutin) de son adorable fille.
Il fut juste une poignée d'imbéciles pour s'interroger sur les chiens, et les corbeaux, et autres crétineries qui occupaient si facilement les esprits secs et étriqués.
Dans le doute, on abattit quand même les chiens, et on fit construire aux élèves de l'école Lucille Tirlipon quelques épouvantails à planter ci ou là dans le cimetière, sous le prétexte bienheureux de l'éveil aux joies des travaux manuels, ou, pour certains, de la fête des mères.
Le maire fit des émules. Bientôt, il n'y eut pas une seule veuve éplorée au village qui ne voulut pas que la main ou la calotte de son mari ne dépassa du terreau (il fallut alors enterrer le pauvre bougre à la verticale, cependant que Mornecroix s'évertuait à regarder ailleurs en priant pour le salut de son âme). Pas une seule mère qui ne se griffait le visage en suppliant qu'on laisse émerger de terre la pogne rondouillarde de sa petite morte-née. Certains habitants de Shmoll ayant entendu parler du cimetière vinrent à leur tour quémander qu'on y laissa enterrer l'oncle bedonnant - dont on laisserait dépasser la bedaine -, la grand-mère mélomane - dont on tenterait péniblement de dégager une oreille - le vieux courtisan de la maison de retraite, pour qui on supplia une fois encore Mornecroix de rajouter une exception à l'exception ...
Les tombes de terre croissaient et multipliaient, chassant les concessions de marbre qui furent démolies avec l'approbation de tous - on n'avait jamais aimé ce vieux corniaud ni cette grande salope de Marthe de toute façon - les épouvantails qui avaient le même charmant visage que dans les dessins d'enfants poussaient, se tendaient glorieusement vers le ciel avant de s'avachir pitoyablement au pied d'une main, ou à la tête d'un pied, certains devenus squelettes - vieilles branches d'arbres humains rabougries - d'autres encore pourvus de lambeaux de chair qui faisait la joie et le bonheur des familles le dimanche : "regarde, il a encore la peau de son majeur ! Ce Marius, il nous fera toujours rire !". Le dimanche, et les autres jours d'ailleurs, on assistait toujours au même spectacle : celui d'enfants amusés, de vieux attendris, de jeunes amantes inconsolables, qui se frottaient, se frictionnaient, se bisouillaient des morceaux de leurs chers disparus restés encore, le temps d'une poignée de main ou d'une caresse interdite, parmi eux, vivants bien mortels.
Il fut bien une poignée d'imbéciles pour s'interroger sur les recrudescences de lèpre et autres affections cutanées que l'on croyait, si ce n'est sorties du monde, au moins des amphithéâtres de médecine ...
Dans le doute, on abattit quand même les imbéciles. Les Cumbibi étaient bien trop heureux de savoir que la mort de l'être aimé ne signifiait plus, du moins dans l'écrin de leur charmant village, le renoncement au doux plaisir du contact charnel, si putréfié fut-il, et chacun de son vivant laissait la consigne de la partie de lui-même qu'il souhaitait voir sauvée de la noirceur mate et humide de la terre.
Les années passant, vous vous en doutez, de multiples légendes naquirent de ce cimetière, au même rythme que les épouvantails y tombaient : qui disait que la main de la tombe Millemule, l'instigateur de ce merveilleux phénomène, changeait de direction à chaque fois que la pleine lune rougissait avant 23h, les mois en R. De vieilles dames glissaient à l'oreille des plus jeunes que le gros orteil du Docteur Pissebeau rendait les mâles vigoureux, et la chevelure décatie de l'ancienne matrone du "Bar aux loutres" faisait merveille en tisane pour les acnés tenaces et les sciatiques douloureuses. Plus effrayant, on racontait - et l'on raconte encore - que le fantôme de la jeune morte-en-couches Paloma Friesca hantait le cimetière les soirs d'orage en se lamentant de son nez parfait qui aurait été brisé, ou volé, on ne sut jamais très bien.
Et aujourd'hui me direz-vous ? Eh bien le petit cimetière étrange de Cumberbach a continué de perpétuer son étrange tradition, et si vous prenez le temps un jour (ou une nuit, car le verrou du cimetière fut cassé en même temps que le nez de Paloma Friesca) de visiter ce charmant petit village et son petit cimetière, ne soyez pas surpris d'y trouver des cadavres d'épouvantails, des ossements éparpillés aux quatres vents, des bras, des pieds, des têtes diversement entamées surgissant ça et là entre les racines gonflées de sève des gros cyprès, et prenez le temps de vous recueillir sur la tombe de Monsieur Millemule, et puis sur la mienne aussi, à qui il fut laissée une main sortie, un crayon et une feuille pour vous raconter cette histoire, et d'autres à venir ...

Aucun commentaire: